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que l’amour du prochain et d’autre fin que de lui venir en aide. Évidemment le but suprême est le triomphe de l’église ; le reste n’est que moyen. Ce but est grand, et pour ceux qui sont persuadés que le bonheur des sociétés ici-bas et le salut des hommes dans l’autre vie y sont attachés, il est le plus grand de tous. On conçoit alors qu’on y sacrifie tout : nationalité, patrie, liberté, institutions politiques, prospérité économique, tous ces biens secondaires auxquels d’ordinaire on attache tant de prix.

L’Apocalypse nous parle d’une femme montée sur une bête couleur d’écarlate, et vêtue elle-même d’un vêtement de pourpre et d’écarlate. « Elle tenait à la main une coupe d’or pleine des abominations de son impureté ; sur son front un nom était écrit : Mystère. La grande Babylone, la mère des abominations de la terre. » — « Et la femme que tu as vue, dit l’Apocalypse, c’est la grande cité qui a son règne sur les rois de la terre. » Cette cité est évidemment Rome ; mais, d’après les interprétations protestantes, il s’agit de la Rome papale. Certains mystiques ajoutent aujourd’hui une explication nouvelle. La femme vêtue de pourpre, c’est la papauté qui, pour régner sur les peuples et sur les rois, adoptera le socialisme, et la bête écarlate sur laquelle la femme est montée, c’est la démocratie rouge, dont le pape se servira pour briser toutes les résistances. Il n’est pas nécessaire d’invoquer l’Apocalypse pour constater un fait : c’est que l’église ne renoncera pas sans une lutte suprême à la toute-puissance qu’elle a exercée jadis et qu’elle espère reconquérir. La bourgeoisie, fière de ses libertés, ne les abdiquera pas volontairement aux mains du clergé. C’est donc le peuple qu’il faut gagner, les travailleurs des champs et des ateliers. Et comment ? En leur parlant de leurs maux et en leur promettant, comme le socialisme, d’y porter remède par une répartition plus équitable des biens de ce monde. Rien de plus facile pour l’église : elle n’a qu’à remonter aux traditions des premiers siècles. Est-ce que, même au moyen âge, les moines mendians, tout imbus d’idées communistes, n’entraînaient pas partout le peuple à leur suite ? Il semble qu’on voie ainsi se préparer dans le monde entier une évolution nouvelle, l’alliance du catholicisme et du socialisme contre la bourgeoisie libérale, leur commune ennemie. Tant que le clergé espérera reconquérir le pouvoir, il s’en tiendra au principe d’autorité ; mais s’il doit se croire définitivement privé d’influence politique et menacé dans ses privilèges, il fera comme en Allemagne : il demandera des armes au socialisme. Puissance étrange que l’église qui, dans ses origines, est une démocratie égalitaire et même communiste, et qui aujourd’hui présente à Rome le type le plus complet de l’absolutisme théocratique !


ÉMILE DE LAVELEYE.