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qui l’emportera. Dans l’organisation actuelle, c’est là une loi mathématique ou mécanique qui brise à la fois les bonnes intentions des maîtres et les résistances des travailleurs. Ainsi, conclut l’évêque de Mayence, on ne peut se le dissimuler, l’existence tout entière de la classe laborieuse, c’est-à-dire de la plus grande partie de l’humanité, le pain quotidien du père et de sa famille est soumis à toutes les fluctuations d’un marché que troublent des crises incessantes. « Et voilà le marché aux esclaves ouvert partout dans l’Europe moderne et taillé sur le modèle dessiné par notre libéralisme éclairé et antichrétien, et par notre franc-maçonnerie humanitaire.» N’est-il pas curieux de trouver en tête du livre de Mgr von Ketteler la théorie du « travail-marchandise, » Arbeit-Waare., qui, développée avec tout un appareil d’analyses scientifiques et de formules algébriques, sert de base au fameux livre de Karl Marx, das Capital, l’évangile du socialisme allemand.

Quelles sont les causes de la condition intolérable faite à la classe ouvrière ? D’après l’évêque, il y en a deux principales. D’abord la suppression radicale de toute organisation du travail. Il existait jadis une sorte de contrat entre la société et le travailleur. L’artisan satisfaisait aux besoins de la société et la société, en échange, lui garantissait, par les règlemens des corporations, le travail et le salaire. Aujourd’hui il est livré sans défense à la merci du capital. En second lieu, l’emploi de plus en plus général des machines et le développement de la grande industrie réduisent sans cesse le nombre des artisans disposant d’un capital à eux et augmentent celui des salariés qui dépendent absolument de la demande si variable des bras.

Après avoir indiqué les causes du mal, Mgr von Ketteler en cherche le remède. On ne le trouvera pas, dit-il, comme on se l’imagine, dans la liberté. La liberté pour l’ouvrier consiste à offrir ses bras au rabais et à mourir de faim, si on n’a pas besoin de ses services. Le libre échange ne fait que le soumettre à la concurrence du pays où le salaire est le plus réduit. Vous parlez de self-help et vous voulez que le travailleur se relève par ses propres efforts. C’est fort bien pour quelques-uns, plus heureux et mieux doués, qui se feront une place dans les rangs des maîtres ; mais les autres peuvent-ils cesser d’être salariés, et le salaire n’est-il pas régi par « la loi d’airain, » comme l’ont démontré Lassalle et Ricardo ? Tous les beaux discours du libéralisme incrédule ne persuaderont pas aux ouvriers qu’ils doivent se résigner à vivre dans les privations, tandis que ceux qui les exploitent jouissent de tous les raffinemens du luxe et du sensualisme. Le christianisme seul peut réconcilier les classes inférieures avec l’inégalité des conditions qui est inévitable ici-bas. Le croyant acceptera sans amertume et