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L’évêque de Mayence ne dissimulait pas ses sympathies pour Lassalle au moment même où celui-ci fondait et organisait le parti socialiste en Allemagne. Quand la comtesse de Hatzfeldt alla le trouver pour lui demander d’écarter les obstacles qui s’opposaient au mariage de Lassalle, juif non converti, avec la fille d’un diplomate bavarois qui n’en voulait à aucun prix[1], Mgr von Ketteler loua fort les discours et l’entreprise du fameux agitateur. La question sociale, disait le prélat, est bien autrement grave que ces questions politiques qui remplissent les journaux et les parlemens de leurs interminables débats. Celles-ci n’intéressent que les bourgeois ; l’autre touche à l’existence même du plus grand nombre. Il s’agit pour l’ouvrier de savoir s’il trouvera de quoi vivre. Cette pensée se retrouve aujourd’hui reproduite sans cesse dans les journaux socialistes allemands sous cette formule cynique : « La question sociale est une question d’estomac. » Die sociale Frage ist eine Magenfrage.

De quoi dépend la condition de l’ouvrier ? Évidemment du taux de son salaire. Et de quoi dépend le taux du salaire ? De la loi de l’offre et de la demande, répond le prélat avec les économistes, c’est-à-dire de la loi d’airain, cherne Lohngesetz, comme s’exprime Lassalle. Jadis, ajoute l’évêque, le sort de l’artisan était garanti par l’organisation des métiers. Le travail constituait une propriété que les règlemens préservaient des fluctuations du marché et des luttes de la concurrence. Aujourd’hui il n’en est plus de même : le travail n’est plus qu’une marchandise : die Arbeit ist eine Waare, et comme tel il est soumis aux lois qui règlent le prix des marchandises. Le prix des marchandises monte ou baisse, suivant qu’elles sont plus ou moins demandées; mais il tend à se rapprocher du niveau des frais de production. Pour l’emporter sur ses concurrens, le fabricant est donc forcé de réduire le plus qu’il peut ses frais de production, afin de pouvoir offrir ses produits à meilleur marché que les autres. Les frais de production de la marchandise-travail sont la nourriture, l’entretien de l’ouvrier. Il y aura donc tendance universelle et forcée à réduire au minimum les frais d’entretien du travailleur. Ce sera celui qui pourra tirer de ses ouvriers la plus grande somme d’efforts utiles en réduisant le plus leur consommation

    cherche la trace dans ce qui vous touche le plus, dans ce qui vous tient le plus étroitement au cœur, dans cette grande question du travail qui résume toutes les autres et où vient aboutir de nos jours toute la lutte sociale, toute la lutte politique, si je cherche là la trace de la liberté, j’y découvre plus que partout ailleurs le mensonge révolutionnaire. J’entends proclamer la liberté absolue du travail comme le principe de l’affranchissement du peuple, et je la vois qui, dans la pratique, aboutit à la servitude des travailleurs ! Messieurs, vous êtes artisans, vous êtes des hommes du métier ! Dites-moi si je me trompe !… »

  1. Voir l’étude sur Lassalle dans la Revue du 15 décembre 1876.