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sans. Ainsi l’exige le bien de la société, et en cela réside la justice.

Malthus est le précurseur de Darwin, qui du reste le reconnaît. Quand Malthus parle de ceux pour lesquels il n’y a point de place au banquet de la vie et dont la nature ne tarde pas à opérer l’élimination, il applique par avance la théorie de la lutte pour l’existence. Le christianisme tend la main aux malheureux et réclame une place pour les déshérités. Darwinisme et économisme leur disent qu’ils sont de trop et qu’ils n’ont qu’à disparaître. Le darwinisme s’incline devant le fait, au nom des lois naturelles et de la nécessité. Au nom de l’idéal, le christianisme s’insurge contre ce fait qu’il prétend soumettre aux prescriptions de la raison et de l’équité. Nous verrons, en analysant le livre de l’évêque von Ketteler, pourquoi les démocrates socialistes préfèrent le matérialisme athée qui, logiquement, légitime l’asservissement du peuple au christianisme, qui l’appelle à s’affranchir.

L’évêque de Mayence était considéré comme le prélat le plus éminent de la hiérarchie catholique en Allemagne. Sa mort récente a laissé un vide dont elle se plaint encore. Dans son livre : la Question ouvrière et le Christianisme, pour peindre les maux de la société actuelle, il emprunte les couleurs et jusqu’aux expressions de Lassalle. Comme lui, il en rend responsables le libéralisme et l’économie politique de Manchester, das Manchesterthum. Les ultramontains français expriment aujourd’hui les mêmes idées et tiennent exactement le même langage. Récemment à Chartres, dans le congrès des cercles catholiques, M. le comte de Mun parlait aussi « des revendications sociales des ouvriers catholiques, » et du retour à « l’antique organisation du travail. » Il dépeignait la société moderne comme le font les socialistes. « L’ardeur des spéculations envahit tout ; la lutte sans merci a pris la place de l’émulation féconde, la petite industrie est écrasée, le travail professionnel tombe en décadence, les salaires s’avilissent, le paupérisme s’étend comme une lèpre hideuse, l’ouvrier exploité sent germer dans son cœur le ferment d’une haine implacable ; il n’a d’autre asile que dans la résistance et de secours que dans la guerre. La coalition et la grève tiennent lieu d’organisation du travail. Laisser faire, laisser passer ; c’est l’arrêt du libéralisme, c’est la liberté révolutionnaire, et elle n’a qu’un nom : c’est la liberté de la force[1]. » Ces lignes semblent empruntées au livre de Mgr von Ketteler.

  1. Comme il est important de montrer jusqu’à quel point les ultramontains français en arrivent à employer le même langage et la même tactique que les ultramontains allemands, on nous permettra de citer encore un passage du discours de M. de Mun : « La liberté, messieurs ! et où donc est-elle ? J’entends bien qu’on en parle de toutes parts, mais je ne vois que des gens qui la confisquent à leur profit. Et si j’en