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héros sur son voyage aux enfers : « J’ai eu le bonheur de voir les fêtes enthousiastes des initiés. » Or, dans la comédie d’Aristophane, Hercule, fournissant à Bacchus des indications, lui dit : « Ensuite tu te sentiras enveloppé par la mélodie des flûtes, et tu verras une belle lumière comme celle d’ici, des bosquets de myrte et des thiases bienheureux d’hommes et de femmes qui battront des mains. — Ces hommes et ces femmes, qui sont-ils ? — Les initiés… » Voilà donc découvert le point de départ d’Aristophane : il s’est souvenu d’Euripide. — La question est moins simple que ne le croit M. Wecklein.

Qu’il y ait ici, comme dans d’autres pièces du même auteur, un souvenir d’Euripide, c’est ce qui ne manque pas de vraisemblance ; mais il faut ajouter que les deux poètes ont puisé également dans un fonds commun qui leur était fourni par les idées de leur temps. On retrouve la tradition de ces idées chez Platon et chez l’auteur de l’Axiochus. Le grand philosophe, avec la liberté habituelle de son génie, vante en réalité les mystères de la philosophie, dont les adeptes sont pour lui les vrais initiés ; mais il emprunte les formes traditionnelles, et cet emprunt prouve à quel point ces idées étaient répandues ; autrement, il n’emploierait pas des images qui risqueraient de rendre sa pensée inintelligible. Dans l’Axiochus il est dit que les initiés occupent des places d’honneur aux banquets et aux fêtes de la vie future et qu’ils y accomplissent encore les saintes purifications. Dans le Phédon, Platon leur promet qu’aux enfers ils habiteront avec les dieux, tandis que ceux qui n’auront pas réussi à se purifier par l’initiation resteront plongés dans un bourbier, et il ajoute la maxime orphique : « Beaucoup portent le thyrse, peu sont possédés de Bacchus. » Dans la République, il est aussi question de ce bourbier « où Musée et son fils enfoncent les criminels. » Il semble donc que les mystères auxquels ces passages font allusion soient les mystères de l’orphisme. Cependant, quand les Grecs employaient ces images, ils songeaient aussi aux mystères d’Éleusis ; c’est ce que prouve le mot connu de Diogène : « Quelle absurdité si Agésilas et Épaminondas doivent être dans le bourbier, tandis que des gens de rien, pour avoir été initiés, habiteront les îles des bienheureux ! » La même confusion est déjà dans Aristophane. Lui aussi parle du bourbier, dont il fait quelque chose d’intraduisible ; il y plonge, avec les parjures et les enfans dénaturés, de vulgaires débauchés et certains poètes tragiques : — nouvelle preuve de l’influence de l’orphisme à l’époque d’Aristophane et d’Euripide, et de la force de ce courant mystique où la religion grecque, si peu arrêtée dans ses contours, si ouverte et si commode à l’imagination, réunissait des élémens d’origine diverse.