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Molière inquiétant le triomphe de Benserade! Benserade irrité de céder la place à Molière ! Et les quolibets du vaincu, et les railleries altières du vainqueur! Je ne cite ici qu’un point entre mille; les luttes soutenues par Molière touchent à tant de choses et à tant de personnes qu’on y trouve toujours des incidens nouveaux. Le grand mérite du livre de M. Fournel est de nous rappeler les unes, de nous révéler les autres, en même temps qu’il nous met en goût de faire aussi nos recherches et nos découvertes.

Les commentaires de l’éditeur en effet, si savans qu’ils soient et malgré la richesse des faits, des rapprochemens historiques, des indications bibliographiques, ne répondent pas toujours aux questions que soulève nécessairement sa scrupuleuse étude. En voici une par exemple qui se présente à mon esprit. En parcourant tous ces poètes comiques contemporains de Molière, je me rappelle certaines paroles assez mystérieuses que Racine a écrites à la fin de la préface des Plaideurs. Il se félicite d’avoir diverti les spectateurs à Versailles comme à Paris, il dit que, si le but de sa comédie était de faire rire, jamais comédie « n’a mieux attrapé son but. » Puis il ajoute avec un dédain quelque peu altier et une sévérité qui nous étonne : « Ce n’est pas que j’attende un grand honneur d’avoir assez longtemps réjoui le monde, mais je me sais quelque gré de l’avoir fait sans qu’il m’en ait coûté une seule de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d’où quelques auteurs plus modestes l’avaient tiré. » A qui s’adressent ces rudes paroles? Faut-il croire, avec certains historiens littéraires, que Racine, brouillé depuis trois ans avec Molière, ait dirigé cette accusation violente contre son ancien bienfaiteur? Non certes. Quels qu’aient été les torts de Racine envers Molière, il répugne de lui attribuer un tel oubli de la justice et de la vérité. Distinguons au moins dans cette page deux sentimens qui ne doivent pas être confondus. Racine pense peut-être à Molière quand il écrit, avec la superbe d’un jeune poète, qu’il n’attend pas grand honneur d’avoir réjoui le monde, mais quand il parle des sales équivoques qui coûtent si peu à la plupart des écrivains de son temps et qui font retomber le théâtre en sa turpitude première, non, dix fois non, il ne désigne pas celui qui vient de faire représenter le Misanthrope, celui qui a décrit avec tant de grâce les passions honnêtes, les tendresses de Valère et de Marianne, ces tendresses auxquelles les vieillards même sourient et dont ils disent si bien :

Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours
Et je me ressouviens de mes jeunes amours.