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comme elle s’est créé sa nouvelle capitale[1] : aucun deus ignotus n’a présidé à leurs origines, tout fut le produit de la volonté et de la raison de l’homme. Dès la chute de Constantinople aux mains de l’Osmanli, le Moscovite se déclare le successeur légitime des Paléologues et le protecteur de l’église orthodoxe dans l’ancien empire de Byzance. Pendant deux siècles pourtant il sait se contenir, résister à toutes tentations et sollicitations; il laisse à d’autres le poids du jour et de la chaleur dans la lutte contre l’infidèle, il attend son astre. Aussitôt que l’étoile de Pierre le Grand s’est levée sur l’horizon national, il entre résolument en lice et ne dépose plus les armes. Il essaie tantôt des combats singuliers, comme en 1711 et 1770, tantôt de vastes combinaisons stratégiques avec des alliés, comme du temps du projet grec et de la politique de Tilsit. Il se replie ensuite, — comme se sont repliées de nos jours les colonnes russes après la première pointe sur Kazanlik et les premiers assauts de Plevna, — et se résigne à un travail lent de mine et de sape, à un travail de désagrégation continue de l’empire ottoman, travail qui lui livre successivement les ouvrages avancés, les forts détachés de la Grèce, de la Moldavie, de la Valachie, de la Serbie et du Monténégro; maître de ces positions formidables, il les arme, les tourne contre l’ennemi et lui arrache le dernier bastion de la Bulgarie. Aujourd’hui il est enfin solidement établi sur le Danube et dans les Balkans, dont les meurtrières battent par enfilade la Roumélie orientale, et plus que jamais doit retentir dans son cœur le cri que lui lança Derjavine, dès le temps de Catherine, ce vers d’une rare énergie dans l’original :

Encore un pas, ô Russie, et à toi est tout l’univers[2] !


Ayons aussi la franchise de reconnaître que l’action moscovite en Orient, à côté des dangers immenses qu’elle a créés à l’Europe pour un avenir peut-être très rapproché, n’a pas laissé d’exercer une influence bienfaisante sur les populations de ces pays et de contribuer en somme au progrès général de l’humanité. Que les tsars, par leurs croisades orthodoxes, n’aient pas tant cherché à gagner le ciel qu’à posséder la terre, et autant de territoire que possible, c’est là un fait sur lequel il serait presque niais de vouloir insister. Lord Brougham s’est donné, il y a déjà plus d’un demi-siècle, le malicieux plaisir de comparer les proclamations que les empereurs de Russie publiaient à chacune de leurs nouvelles campagnes contre

  1. Voyez les belles et profondes strophes de Miçkiewicz sur Saint-Pétersbourg, Dziady, 3e partie, fragment.
  2. O Ross, chagueniy, i vsia tvoya vsélênna!