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péripéties, après quatre guerres successives et une stratégie savante de plusieurs générations, c’est de nos jours seulement que la Russie est enfin parvenue à voir se réaliser pour elle les brillantes promesses de Tilsit, et ce bienfait, cette fois encore elle le doit à l’amitié d’un grand homme : M. de Bismarck s’est généreusement acquitté d’une dette de reconnaissance contractée envers le voisin du Nord, lors des trois grandes entreprises sur le Danemark, l’Autriche et la France. Il est permis de se demander si le prince Gortchakof n’a pas payé en 1866 et en 1870 trop cher les espérances en Orient, en favorisant la création d’une Allemagne unitaire et formidable au cœur même de l’Europe ; mais on ne saurait contester que le ci-devant ami de Francfort n’ait fait grandement les choses au congrès de Berlin. Le congrès de Berlin a remis galamment à la Russie l’ancien legs de Tilsit sans les servitudes onéreuses qui l’accompagnaient jadis en 1807 : sans le moindre duché de Varsovie, sans l’Autriche en Serbie, sans la France dans la Morée et dans l’Albanie, et surtout sans la guerre avec l’Angleterre. Les Anglais eux-mêmes ont été amenés à répudier un dogme jusque-là sacro-saint pour eux ; ils ont décidément renoncé à l’intégrité de l’empire ottoman, et ne cherchent plus de salut que dans sa concentration

Certes, rarement nation, dans la poursuite d’une éclatante destinée, a montré autant de sagacité, de vigueur et de persévérance qu’en a montré la Russie dans sa politique orientale, dans ce que les comités de Moscou aiment à appeler sa « mission historique; » mais le trait le plus distinctif et peut-être le plus étonnant de cette mission, c’est son caractère essentiellement réaliste, rationnel et prémédité. Le mouvement ascendant de tout peuple qui fut grand devant l’humanité a eu toujours un élément obscur, spontané, qui échappe à l’analyse, comme il est resté longtemps dérobé à la conscience même des générations qui travaillèrent à la tâche. Rome a peut-être pensé de bonne heure à l’unification de la péninsule italienne, mais l’orbis terrarum, ainsi que l’a si bien démontré M. Mommsen, ne lui est venu pour ainsi dire que du dehors, par la force des choses bien plus que de sa propre volonté. Ce fut aussi le cas de l’Angleterre pour ce qui regarde son empire de l’Inde, voire sa domination sur les mers ; quant à la fortune merveilleuse de Venise, elle a encore aujourd’hui, pour tous ceux qui l’étudient, un côté aussi mystérieux que le gouvernement même de cette république, aussi fantastique presque que son emblème, le lion ailé de Saint-Marc. Rien de pareil, au contraire, dans la grande œuvre poursuivie au Levant par le peuple de Rourik : ici rien de spontané et d’inconscient, tout y est voulu et préconçu. La Russie s’est créé sa « mission historique »