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première fois et s’embrassèrent à la vue de leurs armées (25 juin 1807), en face de Napoléon et à côté d’Alexandre se tenait le tsarévitch Constantin, comme l’expression vivante de la « grande idée » qu’avait léguée Catherine, et qui semblait maintenant appelée à une fortune éclatante. Il n’avait point pourtant d’ambition personnelle, ce nourrisson manqué de six Amalthées grecques : loin de viser au trône des Paléologues, il devait renoncer un jour, de son plein gré et en faveur d’un frère cadet, au trône même des Romanof, qui lui revenait de droit, ne se reconnaissant, ainsi qu’il le déclara dans un document mémorable[1], « ni le génie, ni les talens, ni la force nécessaires pour être jamais élevé à la dignité souveraine. » Aussi, à Tilsit, Alexandre demanda-t-il directement pour l’empire russe lui-même cet héritage ottoman que son aïeule, par un euphémisme diplomatique, avait prétendu ériger seulement en une « monarchie indépendante, » sous une branche cadette de la famille des Romanof. Il s’agissait, à ce moment décisif, d’un partage du monde, et l’empire d’Orient paraissait à l’autocrate du Nord le prix légitime de son accession au système continental rêvé par le héros du siècle. Ce fut là le principal objet des célèbres transactions de Tilsit, connues aujourd’hui dans leurs moindres détails[2], depuis l’entretien furtif sur le radeau théâtral, jusqu’aux épanchemens longs et intimes dans le cabinet de travail du César français dans la petite ville prussienne ; depuis les premières insinuations touchant le démembrement de la Turquie jusqu’à cette scène saisissante qui eut M. de Meneval pour témoin, et où le vainqueur de Friedland, posant sa main sur une carte devant Alexandre, s’écria à plusieurs reprises : « Constantinople, jamais ! Constantinople, c’est l’empire du monde ! . « 

Les hauts plénipotentiaires qui étaient réunis dernièrement au congrès de Berlin pour réviser l’œuvre hâtive de San-Stefano se doutent-ils que l’expédient auquel ils se sont arrêtés dans leur tâche épineuse est précisément le même qu’imagina Napoléon Ier lors de ses négociations avec l’empereur Alexandre sur les bords du Niémen ?… Personne, à notre connaissance, n’a encore relevé ce fait surprenant que le traité de Berlin n’est, dans sa partie principale, que le calque inconscient de la convention secrète qui fut signée à Tilsit le 8 juillet

  1. Lettre da grand-duc Constantin à Alexandre Ier, 14 janvier 1822, publiée depuis officiellement en 1825. V. Baron de Korff, Avènement au trône de Nicolas Ier (Paris, 1857) p. 25.
  2. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, vol. VII, VIII et IX (chapitres Tilsit, Aranjuez et Erfurt), d’après les dépêches secrètes du général Savary et de M. de Caulaincourt, et la correspondance personnelle entre Napoléon et Alexandre. — Voyez aussi Bogdanovitch, Istoriya tsarstvovaniya imperatora Alexandra (Saint-Pétersbourg, 1869), II, chap. 20 et 21.