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crut ne pouvoir garder plus longtemps le silence, et devoir porter à la connaissance de son auguste maître tous les détails de cette étrange aventure.

Le philosophe de Sans-Souci prit d’abord assez philosophiquement les révélations de son ambassadeur. « Le seul parti à prendre, lui répondit-il (13 janvier 1781), est sûrement celui de ne pas faire semblant d’en être informé, ni d’en être inquiet. » Dès le mois suivant toutefois (13 février) il écrivit à son ministre d’état, le comte Finkenstein, que les nouvelles de Saint-Pétersbourg devenaient « alarmantes, » et qu’il y avait tout à craindre « d’un prince aussi tracassier et ambitieux » que Joseph II et « d’un Protée aussi rusé » que Kaunitz ; il espérait cependant que l’impératrice ne se laisserait pas « embéguiner » et que tout ce « chipotage » n’aboutirait à rien. Il se consolait enfin par la pensée que, même au cas où l’alliance entre les deux cours impériales aboutirait, la conquête projetée de la Turquie ne tarderait pas à les mettre aux prises entre elles-mêmes et que la fatale question du partage deviendrait l’écueil où tout échouerait. « Il est de la dernière évidence que les Autrichiens doivent préférer avoir pour voisin un état aussi faible que l’empire ottoman qu’une puissance aussi formidable que la Russie. »

Le roi de Prusse ne se trompait guère : ni le « sieur Joseph, » ni son a fourbe de prince Kaunitz » (ainsi qu’il les appelait dans ses lettres) ne pensaient sérieusement au partage de l’empire ottoman; en flattant ce qu’ils croyaient être une manie de la Sémiramis du Nord, ils voulaient seulement s’assurer ses bonnes dispositions et s’en servir au profit de certains projets sur l’Allemagne, ils voulaient surtout rompre entre les deux cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg cette intimité devenue si fatale à l’Autriche depuis la mort de la tsarine Elisabeth. « Il faut savoir, écrivait Joseph II le 9 janvier 1781 dans un billet intime à son chancelier, qu’on a à faire avec une femme qui ne se soucie que d’elle et pas plus de la Russie que moi, ainsi il faut la chatouiller ; sa vanité est son idole ; un bonheur enragé et l’hommage outré et à l’envi de toute l’Europe l’ont gâtée. Il faut déjà hurler avec les loups ; pourvu que le bien se fasse, il importe peu de la forme sous laquelle on l’obtient. » Le bien, au jugement de l’empereur, c’était l’engagement pris quelques mois plus tard (mai 1781) par les deux cours de Vienne et de Saint-Pétersbourg « de se garantir mutuellement leurs possessions pendant huit ans et de s’assister en cas d’agression[1]. » Le fils de Marie-Thérèse y voyait un gage de sécurité du côté de la Prusse, peut-être

  1. La convention se fit sous la forme d’un échange de lettres ayant force de traité formel ; de même pour l’article secret touchant la Turquie. — Les lettres de Joseph sont du 21 mai, celles de Catherine du 24 mai 1781. Arneth, Briefwechsel, p. 72-90.