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Spontini dans cette belle phrase chantée aux étoiles par Juliette, puis reprise avec entraînement par Roméo, et le nocturne à deux voix, chuchotant et mystérieux, fait glisser moriendo dans la demi-teinte ce morceau délicieux auquel le duo de l’alouette servira de pendant-A l’acte suivant, nous voici transportés chez Fra Lorenzo.

L’aube aux yeux gris sourit à la nuit décroissante
Baignant l’est nuageux d’une lueur naissante.


Shakspeare nous montre son brave homme de moine partant pour l’herborisation matinale. M. d’Ivry nous le présente revenant de sa promenade pharmaceutique.

A l’aube aux yeux gris quand le jour fait place,
J’ai cueilli ces fleurs.


Quelqu’un qui tenterait un rapprochement entre les couplets accompagnant l’entrée du moine et la romance de dame Marguerite dans la Dame blanche risquerait d’être mal venu, et cependant le trait d’union existe, mais ce n’est ni dans le motif, ni dans la couleur, ni dans le mouvement des deux morceaux qu’on le trouvera. Toutefois, si musicalement ils diffèrent, on remarquera qu’ils ont une chose en commun, je veux parler de ce que les Allemands appellent « la caractéristique, » autrement dit l’art de faire vivre de sa vie propre un personnage, de faire en quelques mesures qu’il soit lui, et point le premier venu, qu’il s’enlève distinctement sur le fond du tableau. La romance de Boïeldieu m’a toujours paru un chef-d’œuvre dans cet art de peindre une figure; Hérold, qui devait s’y connaître, ne pouvait l’entendre sans verser des larmes, et M. d’Ivry ne m’en voudra pas du rapprochement, si j’ose avancer que les couplets de Fra Lorenzo ont également le mérite de cous laisser lire au cœur même de l’individu. D’une sensibilité grave, mélodieuse et tendre comme une belle âme qui s’épanouit aux clartés de la nature, cette musique donne bien l’accent du caractère et nous le raconte en sa familiarité pittoresque, sa grandeur morale et son immense compassion tel que nous le retrouverons tout à l’heure dans le trio du mariage, dans celui du quatrième acte et dans son dialogue si ému, si élevé, de la scène avec Juliette lorsqu’il lui présente le narcotique. — Maintenant au troisième duo d’amour, car ils y sont bien tous les quatre et sur les quatre il y en a trois qu’il faut distinguer. Nous avons vu le duo du balcon, voyons le duo de l’alouette. L’heure est passée des rêveries au clair de lune et des voluptés nuptiales : partir et vivre ou rester et mourir, « ce n’est pas le rossignol, c’est l’alouette, » et ce cri d’alarme, qui le jette au plein des ivresses d’une telle nuit? C’est Juliette, la sublime Juliette, avisée, non