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en quatre duos particuliers qui nous exposeront en quelque sorte la biographie de cette passion depuis sa naissance jusqu’à son dénoûment. Au duo de la rencontre pendant la fête succédera le duo du jardin, puis viendra le duo du départ et des adieux; puis enfin le duo du poison et de la mort. Fussiez-vous le plus inventif des créateurs, vous n’échapperez pas à cette monotonie des redites qui sont le véritable noli me tangere du sujet. Il y en a un autre : le rôle effacé que jouent les chœurs, lesquels ne se montrent guère que pour se voir aussitôt congédiés, car tout ce que l’auteur et ses deux virtuoses leur demandent est de pousser une simple exclamation et de se retirer au plus vite peur ne pas déranger davantage l’éternel duo.

Assurément mieux vaudrait à nos musiciens de s’exercer sur des motifs nouveaux; mais, de l’original, qui leur en fournira? Leur conseillerez-vous par hasard d’aller s’adresser aux librettistes du Roi de Thulé ou du Roi de Lahore, les deux seules productions, j’imagine, que depuis des années l’Opéra n’ait pas empruntées aux théâtres étrangers? S’il fut un temps où Scribe agaçait les nerfs du public par ses platitudes et ses incorrections de langage, nous péchons aujourd’hui par l’excès contraire; nous avons partout de beaux diseurs et des parnassiens qui s’entendent à rimer une pièce tout en étant incapables de la faire. On vous répétera que ces arrangemens, adaptations et remaniemens des chefs-d’œuvre de Shakspeare, de Goethe et de Schiller marquent un progrès, que la musique et le public y trouvent à la fois leur compte; la musique, en se retrempant aux sources vives, le public en n’ayant plus besoin de se mettre martel en tête pour comprendre une intrigue connue d’avance, — n’en croyez pas un mot. Aux gens qui cherchent à vous endormir avec de pareils contes, répondez carrément : « Vous êtes orfèvre, monsieur Josse, » ou plutôt vous n’êtes pas orfèvre, car, si vous l’étiez, vous sauriez comment s’y prenait maître Scribe pour tailler lui-même sa besogne, et n’iriez point la chercher ainsi toute faite chez le voisin ; la Vestale et Fernand Cortez, comme la Muette et la Juive, comme Robert le Diable, les Huguenots, l’Africaine et le Prophète sont des pièces écrites d’original, des poèmes qui ne doivent rien à personne ; voyons-nous que la musique ait eu beaucoup à se repentir de se les être appropriés, et que le public leur ait jamais fait mauvaise mine? Loin de là, et, chose bien digne de remarque, ces pièces ont produit musicalement des chefs-d’œuvre qui sont restés et resteront dans leur forme lyrique, et, dès le premier jour, définitive; tandis que Faust, Roméo, Othello, Macbeth n’ont engendré que des dérivés et des imitations transitoires. Meyerbeer résista toujours à la tentation, personne mieux que lui ne connaissait Shakspeare et ne vibrait aux voix mystérieuses qui, du fond de ses drames, appellent et fascinent le musicien; mais il avait l’âme des forts