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pudique, une vraie fille de l’antique Rome, que l’exaltation peut entraîner à son heure, mais qui s’inspire surtout de son devoir de femme et d’épouse. De la cantatrice je ne dirai qu’un mot : son art me semble encore avoir grandi depuis l’Africaine. Inutile d’insister sur les passages dramatiques mis par elle en lumière et que toute la salle applaudit, mais je recommande aux gens de goût, aux difficiles et aux délicats, dans son duo avec Sévère, la terminaison d’une phrase d’importance secondaire: « Donnant sa main, il faut qu’elle donne son âme. » — Cela passe presque inaperçu et c’est la perfection. Je ne me bornerai pas à vanter chez M. Lassalle sa ressemblance avec le masque de Lucius Verus et sa belle tournure de triomphateur romain.

Romanos ad templa deum duxere triumphos,


dirait Virgile. J’aime aussi à reconnaître que sous ce héros il y a un chanteur. M. Lassalle est un Sévère des plus imposans, et s’il n’a pas, comme dans le Roi de Lahore, une de ces cantilènes de rencontre qui, par leur vulgarité même, font appel aux applaudissemens, sa voix superbe, toujours bien gouvernée, s’étend également sur tout le rôle.


Stendhal prétendait que ce qu’il fallait à l’Opéra c’était de bons vieux mélodrames ayant déjà fourni plusieurs carrières au boulevard, ce genre d’ouvrages possédant le double avantage d’offrir aux compositeurs des situations théâtrales et d’être aisément compris du public. Le paradoxe a du vrai en ce qui concerne le sujet, pour lequel il se peut en effet que ce soit un avantage d’être connu d’avance, quoique à mon sens rien n’empêche un auteur dramatique, lorsqu’il écrit un opéra, d’avoir à la fois de l’invention et de la clarté; Scribe l’a bien prouvé, et quelques-uns de ses poèmes seraient des chefs-d’œuvre, s’il n’y manquait le style. J’entends ici non pas simplement la façon dont s’expriment ses personnages, mais l’être même de ces personnages sans relief, sans couleur, sans vie distincte, n’empruntant à la légende et à l’histoire que leurs noms. Grâce à Meyerbeer, l’inconvénient disparaissait, ou du moins s’effaçait beaucoup ; le musicien avait à part lui, en fait de style et de caractéristique, assez de ressources pour subvenir largement à toutes les dépenses. À ce point de vue, les Huguenots sont et demeurent le plus magnifique témoignage de ce que peut un musicien venant en aide à son poète et le ressaisissant, le relevant imperturbablement dans chacune de ses erreurs et de ses défaillances. Le malheur veut que les Meyerbeer ne se rencontrent pas tous les jours et que les répertoires, si beaux qu’ils soient, aient besoin de se renouveler. Avec les épigones, les maniéristes de la génération suivante, une autre théorie commença de prévaloir. Le musicien, n’ayant plus les reins assez forts pour porter à lui seul tout le fardeau, se prit à regarder du côté des