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On a du maître d’Eisenach une Passion selon saint Matthieu, qui fut exécutée il y a quelques années au Panthéon sous la direction de M. Pasdeloup. Là se trouve la figuration scénique de la mort du juste, poursuivi, flagellé d’invectives jusque sur sa croix. Écoutez ces cris de haine, ces hurlemens de bêtes fauves, emmêlés, fondus, enchevêtrés dans la contexture harmonique et fuguée ; cela monte, descend, se heurte, se croise, se multiplie, vous entendez à la fois toutes les vociférations d’une multitude ameutée ; maintenant, si vous voulez respirer le vide, retournez-vous du côté de Polyeucte, de cette scène du cirque où l’auteur ne trouve rien de mieux que des accords plaqués pour nous peindre la tumultueuse effervescence d’une populace criant : Mort aux chrétiens ! selon la formule et comme elle crierait : Marchons, marchons, suivons ses pas. C’était bien la peine en vérité de tant reprocher à Verdi ses unissons pour se vouer ainsi au culte incessant de l’harmonie plaquée ; vous ne trouverez que cela dans Polyeucte, dans la marche triomphale du premier acte, dans la scène du baptême, toujours les mêmes procédés, partout des parties juxtaposées, jamais rien d’entrelacé, des chœurs et des ensembles où les parties basses subissent servilement le dessin rythmique des ténors et des soprani. « Une cause à laquelle j’ai voué toute la lumière de mon esprit et toutes les forces de mon cœur, c’est la haine implacable de la formule, de l’enveloppe vide, c’est l’amour de la forme directement issue de l’émotion qui en est la substance et la raison. » Tout n’est-il donc que vanité et contradiction en ce monde, qu’un artiste capable d’écrire une pareille profession de foi puisse ensuite se payer de lieux communs et saisir ainsi toute occasion de rajuster à son propre usage les ritournelles les plus démodées et par l’emploi qu’en ont fait trois ou quatre générations de musiciens et par l’abus qu’il en a fait lui-même ! Quant à cette note particulière à M. Gounod, à cette forme « directement issue de l’émotion, » il s’en faut et de beaucoup qu’elle soit absente ; la phrase de Polyeucte, après l’accomplissement du baptême, le duo de la prison au quatrième acte, le duo entre Pauline et Sévère sont des morceaux inspirés et procédant de l’émotion directe. Et encore dans ce duo, comme dans toutes les parties chantantes de l’opéra, vous retrouverez partout les mêmes procédés de terminaison : toujours la sous-dominante avec une grande valeur suivie de la tonique et précédée du même groupe de sons.

Talent essentiellement subjectif, M. Gounod n’a jamais plus d’abondance et de chaleur que lorsqu’il se chante lui-même, je dirai plus, il n’est intéressant qu’à ce titre, et c’est pourquoi tous ses opéras, absolument manqués au point de vue du théâtre, renferment ici et là des beautés sentimentales où vous vous laissez distraire, négligeant, oubliant l’action qui se joue pour vous attarder à des curiosités d’ordre purement psychologique. On a raconté que cette conception de Polyeucte