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largeur même, de cette trop grande dilatation qui ne lui permet pas d’en saisir l’unité de prime abord. C’est que des qualités que le théâtre exige, M. Gounod n’en possède, hélas! aucune. Son style, que les musiciens d’aujourd’hui, dans ce jargon d’atelier qu’ils empruntent aux peintres, appellent le gounodisme, son style seul est la négation du mouvement, il s’écoute phraser, se dilate jusqu’à la pâmoison. Un moment ce gounodisme réussit; au lendemain des grands jours de Rossini et de Meyerbeer notre désœuvrement s’éprit de ces demi-teintes et de ces langueurs, puis bientôt on s’en dégoûta, et l’heure vint où le public réédita pour M. Gounod le mot de lord Palmerston à Napoléon III : « Décidément votre air de la reine Hortense ne suffit plus à la situation, il faudrait tâcher de trouver autre chose et d’accentuer. »

Que faire en pareil cas? un oratorio, un Polyeucte; s’abîmer dans la contemplation de l’être, nier résolument l’action, renoncer au drame comme le renard renonce aux raisins, bref, maximer son impuissance, ce qui vaudra toujours mieux que la reconnaître. A la bonne heure. Seulement quand on a de ces desseins sublimes à réaliser, c’est autre part qu’à l’Opéra qu’il faut aller; peu de gens, je suppose, approuveraient un hagiographe comme Hippolyte Flandrin choisissant une salle de spectacle pour y développer ses théories de vierges martyres et de pères séraphiques. Le théâtre vit d’action, d’intrigue et de passions ; mais si vous avez à nous entretenir de vos idées religieuses et de votre foi apostolique, écrivez de la musique sacrée et défiez-vous même là de ce philosophisme sentimental qui vous égare. Händel ni Bach n’ont jamais rien su de ce mysticisme vaporeux, hystérique, d’invention toute moderne, et qui est bien la chose la plus antimusicale qui se puisse imaginer; leurs poèmes sont des modèles de haute et solide architecture, leurs personnages, tout divins qu’il soient, se meuvent en pleine humanité, robustes et puissans comme les prophètes et les sibylles de Michel-Ange, ils ont des sanglots qui vous déchirent les entrailles, des douleurs dont l’immensité vous pénètre ; douleurs vraies, profondes, qui vous grandissent à vos propres yeux. Vous ne perdez pas votre temps à fureter dans leur orchestre pourvoir par quelles savantissimes combinaisons des cuivres, des cordes et des bois on obtient « ces violets, ces lilas, ces gris-perle et ces or pâle ; » mais vous êtes sous la main du maître qui vous gouverne et vous remue, et vous lui savez gré de vous tenir ce fier langage ; vous vous inclinez, vous vous prosternez devant cette voix qui jusque parmi les nuées reste humaine et vous parle du christianisme et de ses mystères comme un homme parle à des hommes, vous nagez non plus dans un fluide magnétique, mais dans la libre et vivifiante atmosphère du génie. Tenez, votre scène du cirque au cinquième acte de Polyeucte, Sébastien Bach l’a faite et avec quel instinct du théâtre et quelle dramaturgie sacrée !