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Alfred voulut relire le premier ouvrage de George Sand. Sans prendre garde cette fois aux détails de l’exécution, il fut saisi par l’intérêt du sujet et l’allure passionnée du récit. La scène bizarre qui précède le suicide de Noun lui fit une impression profonde. Il faut se rappeler que Raymon, amoureux d’Indiana, commence par séduire la pauvre Noun, qui se livre à lui avec toute l’ardeur du sang créole.

Un soir que sa maîtresse est absente, Noun, parée des habits d’Indiana, introduit son amant dans la maison et jusque dans la chambre à coucher, où elle lui sert un souper. Ils s’enivrent ensemble, et quand leur raison est troublée, Raymon prodigue à la camériste des caresses qui dans sa pensée s’adressent à sa maîtresse. Le lendemain Noun, éclairée sur les véritables sentimens de Raymon, s’enfuit éperdue de douleur et va se précipiter dans la rivière qui traverse le parc. C’est Indiana elle-même qui découvre la première le cadavre de la jeune créole flottant parmi les herbes de la rive. La hardiesse et l’étrangeté de cet épisode inspirèrent à Alfred de Musset des réflexions auxquelles il éprouva le besoin de donner une forme poétique. Il interrompit sa lecture pour composer les vers suivans, qui sont demeurés inédits jusqu’à ce jour:


George, avant de l’écrire, est-ce que tu l’as vue
Cette scène terrible, où Noun à demi nue
Sur le lit d’Indiana s’enivre avec Raymon?
Quand, de crainte et d’amour la créole tremblante.
Le regarde pâlir sur sa gorge brûlante.
Tandis qu’à leurs soupirs se mêle un autre nom?
En as-tu jamais fait la triste expérience?
Ce qu’éprouve Raymon, te le rappelais-tu?
Ces remords, ces dégoûts dont il est combattu,
Et tous ces sentimens d’une vague souffrance,
Ces plaisirs sans bonheur si pleins d’un vide immense,
As-tu rêvé cela, George, ou l’as-tu connu?

N’est-ce pas le réel dans toute sa tristesse
Que cette pauvre Noun, les yeux baignés de pleurs,
Versant à son amant le vin de sa maîtresse,
Croyant que le bonheur c’est une nuit d’ivresse,
Et que la volupté c’est le parfum des fleurs?