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voulu, en procédant de la sorte, prévenir autant qu’il dépendait de moi l’effet immédiat des premières impressions, et me ménager la certitude d’aborder un si grave sujet sans m’exposer à des explications regrettables. »

M. de Bismarck a cherché depuis à dramatiser devant le parlement allemand l’entretien qui suivit cette communication. « Je vis entrer l’ambassadeur de France dans mon cabinet, a-t-il dit, tenant un ultimatum à la main, nous sommant ou de céder Mayence, ou de nous attendre à une déclaration de guerre immédiate. Je n’hésitai pas à répondre : Fort bien, alors nous aurons la guerre, » M. de Bismarck prétendait avoir ajouté : « Faites bien observer à S. M. L’empereur qu’une guerre pareille pourrait devenir une guerre à coups de révolutions, et qu’en présence de dangers révolutionnaires, les dynasties allemandes prouveraient qu’elles sont plus solidement établies que celle de l’empereur Napoléon. »

L’entretien n’eut pas ce caractère comminatoire, M. Benedetti l’affirme, et tout autorise à l’admettre[1]. La conversation ne cessa pas d’être courtoise. L’ambassadeur fut « ferme et pressant. » M. de Bismarck refusa Mayence, mais il songea si peu à provoquer la France, qu’il offrit de prendre avec nous « d’autres engagemens qui seraient de nature à satisfaire les intérêts respectifs des deux pays. » Le moment n’était pas encore venu de nous enlever nos dernières illusions. Il lui importait, avant de nous donner « la mesure exacte de son ingratitude, » de fermer à notre politique les issues qui lui restaient encore ouvertes pour sortir de l’impasse où il nous avait acculés. Avec le projet de traité laissé entre ses mains, rien n’était plus facile; il nous tenait à sa discrétion; il ne nous était plus permis d’invoquer l’intérêt européen, et de nous reprendre, en désespoir de cause, à l’idée du congrès. Dès le surlendemain, le général de Manteuffel, appelé d’urgence de son quartier général à Berlin, partait pour Pétersbourg, muni de l’autographe de M. Benedetti. M. de Bismarck avait hâte de se réconcilier avec la cour de Russie, qui ne cessait de protester et de réclamer une conférence internationale, et nous étions appelés à faire les frais de la réconciliation ! — Ce sont des procédés que la morale réprouve, et qu’absout malheureusement une politique qui ne se préoccupe que du résultat. Ces procédés étaient fort en usage au XVIIIe siècle, Frédéric II ne se faisait pas faute de communiquer au cabinet de Versailles les lettres de l’empereur Joseph II, et la

  1. M. de Bismarck oubliait devant le parlement que, dans sa circulaire du mois de juillet 1870, il avait dit que le projet de traite lui avait été communiqué, accompagne d’une lettre particulière. M. Benedetti n’est donc pas venu dans son cabinet tenant un ultimatum dans la main; sa lettre d’envoi prouve que, loin de vouloir violenter les résolutions du ministre, il tenait à « lui laisser tout loisir pour les méditer. »