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ne s’agissait pas ici de la philosophie épicurienne qui s’était proposée au monde comme une doctrine pratique plutôt que spéculative, et qui a dû surtout son succès aux promesses qu’elle faisait de rendre le calme à l’existence humaine et de lui apporter le bonheur. Cette promesse a-t-elle été tenue ? Voilà toute la question, celle du moins dans laquelle nous avons voulu limiter notre étude. Eh bien ! non, les grandes espérances que l’école épicurienne avait apportées aux hommes ne se sont pas réalisées ; les enthousiasmes qu’elle avait soulevés d’abord sont retombés lourdement à terre, après des déceptions sans nombre ; on peut dire qu’elle a fait banqueroute au monde antique, qui lui avait fait généreusement crédit. Après avoir tant espéré d’une philosophie du bonheur, définitive et sans illusion possible, l’humanité s’est sentie plus triste que jamais, avec la ruine d’une illusion de plus ; tout était à recommencer.

Une tristesse aggravée d’une déception, voilà le résultat le plus clair de cette grande aventure d’idée et le dernier terme de cette prodigieuse fortune de l’école épicurienne. Si l’on y réfléchit, pouvait-il en être autrement ? Était-ce donc la masse souffrante de l’humanité, les pauvres, les opprimés, les esclaves, qui pouvaient trouver leur compte à une philosophie pareille ? Comment cela eût-il été possible ? Elle ne les consolait pas de leur misère, puisqu’elle n’allégeait pour eux ni le poids de leurs chaînes, ni les soucis, ni les humiliations, ni l’injustice, ni l’ignominie. Il faisait beau dire à ces malheureux que le plaisir est quelque chose d’absolu, de parfait en soi, qu’on peut ramasser dans un moment l’infini du bonheur et concentrer dans un éclair de joie toute une éternité ; il faisait beau dire à ces misérables qu’il y a une science et un art de la volupté qui se peuvent appliquer dans toutes les conditions de la vie ; et pendant ce temps-là leur dos saignait sous le fouet, leur corps pliait sous des fardeaux trop lourds, leurs enfans étaient vendus au loin, leurs femmes et leurs filles servaient au plaisir du maître. En vérité, Épicure ne pouvait rien pour eux ; mais il pouvait faire quelque chose contre eux : de ces déshérités de la vie il fit les déshérités de la mort.

Quant aux heureux de ce monde, aux hommes libres, aux riches, à toute cette noblesse voluptueuse et légère qui embrassa avec passion cette nouvelle doctrine, à tous ces poètes qui la célébrèrent, à tous ces hommes positifs qui la pratiquèrent en conscience, était-ce en réalité une doctrine de libération, la science définitive du bonheur, que leur apportaient les épicuriens ? Là aussi la déception se fit bientôt sentir : et je ne parle pas seulement de celle qu’amena bientôt la rigueur croissante des temps, de celle que devaient produire dans ces âmes amollies par la volupté les épreuves terribles de la vie publique, les troubles d’une des époques les plus dramatiques