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s’assurer leur concours dans une guerre contre le sultan. C’est en vain que déjà Philippe II, « pour les émouvoir et susciter contre le Grand Seigneur, les avait fait accommoder de toutes sortes d’armes offensives et défensives, et par exprès d’artillerie, dont ils étaient ignorans, et des artisans même[1]. » C’est en vain aussi que vers le milieu du siècle suivant (1654), pendant la célèbre guerre de Candie, la république de Saint-Marc envoyait une grande ambassade à Moscou avec une magnifique étoffe d’or (un superbissimo drappo d’oro) pour le tsar Alexis Romanof et des exhortations pressantes à une action commune contre l’infidèle. La signorie représentait au Moscovite « la facilité qu’il avait de frapper la Turquie au cœur même (al cuore) de ses possessions, où il trouverait tant de coreligionnaires du rite grec soupirant après une si belle résolution. » Le tsar attendit trois ans pour répondre, et dans sa réponse il demanda à la signorie un fort emprunt qui lui permît de terminer d’abord ses guerres avec la Suède et la Pologne[2]. Tout le long du XVIIe siècle la Russie assista aux luttes incessantes de l’Autriche, de la Hongrie, de la Pologne et de la république de Saint-Marc contre les armées du sultan sans y prendre part; tout au plus intervint-elle, de loin en loin, diplomatiquement, pour s’assurer quelque important avantage, par exemple pour se faire adjuger le territoire de Kief si longtemps disputé aux Polonais ; et ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle qu’elle osa s’emparer d’Azof. On dirait qu’avant d’entrer en lice, la Russie avait attendu l’heure du complet épuisement de l’Osmanli ; très certainement aussi elle attendait l’homme du destin capable de la soulever par son génie, et de la lancer dans « la grande voie au bout de laquelle brillait la coupole de Sainte-Sophie. » Ni l’heure ni l’homme ne tardèrent à venir. La puissance musulmane, fortement ébranlée déjà sous les murs de Vienne en 1683, avait reçu le coup de grâce à Zenta de la vaillante main du prince Eugène, et le 26 janvier 1699 fut signée cette paix de Carlovitz que l’historien Hammer a si justement appelée « une mise au concours de l’empire ottoman. » Douze ans après la paix de Carlovitz, le tsar Pierre Alexéiévitch inaugurait la grande œuvre russe en Orient par sa campagne du Pruth.

Les historiens n’ont pas manqué à cette campagne célèbre ; on se permettra toutefois d’en faire ici ressortir un trait bien caractéristique et peut-être trop négligé, à savoir que dans cette courte campagne on trouve déjà réunis presque au complet tous les argumens et tous les élémens dont la politique russe ne devait cesser

  1. Dépêche de l’évêque d’Acqs à M. de la Vigne, 26 mai 1588. Négociations dans le Levant, II, p. 450.
  2. Le doge Valiero, Istoria della guerra di Candia, p. 317 seq. et p. 529 seq.