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subtils de la nature; c’est elle qui rend le corps capable de sentir. Mais sans le corps elle est incapable par elle-même de toute sensation, et quand elle le quitte, elle se dissout dans ses élémens, elle rentre dans la grande circulation du mouvement éternel :

Une heure après la mort, notre âme évanouie
Devient ce qu’elle était une heure avant la vie,


un souffle errant, une flamme dispersée, un peu d’air ou de feu. Quand le corps périt, il faut que l’âme elle-même se décompose; elle n’existe que par la réunion fortuite des organes; elle ne peut ni naître isolée, ni vivre indépendante du sang et des nerfs. L’âme ne peut pas apparemment, privée du corps, avoir des yeux, un nez, des mains, comme la langue et les oreilles ne peuvent, sans l’âme, sentir ni exister. Quand même l’âme, après sa retraite du corps, pourrait avoir encore des sensations, quel intérêt pourrions-nous y prendre, nous qui ne sommes, que le résultat fortuit de l’union de ces deux groupes d’élémens joints un instant ensemble? Et quand même, après la mort, le temps viendrait à bout de rassembler toute la matière dispersée de ce qui a été notre corps, de remettre chaque élément à sa place, dans l’ordre et la situation qu’il occupe maintenant, quand une seconde fois le flambeau de la vie se rallumerait pour nous, cette renaissance ne nous regarderait plus, la chaîne de nos souvenirs ayant été brisée. Qui de nous s’inquiète maintenant de ce qu’il a pu être autrefois? En effet, si l’on jette un regard en arrière sur l’immense espace du temps écoulé et sur la variété infinie des mouvemens de la matière, on concevra sans peine que les élémens des choses aient dû se trouver souvent arrangés comme ils le sont aujourd’hui; mais la mémoire est muette, elle ne nous dit rien sur ce passé, sans doute parce que dans les intervalles de ces existences formées et reformées par le hasard, les atomes qui nous constituent ont été jetés dans mille autres combinaisons étrangères à toute sensation[1].

Cette thèse établie, que le corps et l’âme sentent ensemble, et que, séparés, ils ne sentent plus, la sensation n’étant que l’effet accidentel d’une combinaison définie d’atomes, tout s’en suit logiquement. Quelle est donc cette chimère superstitieuse qui attribue

  1. At neque seorsum oculi, neque nares, nec manus ipsa
    Esse potest animæ, neque seorsum lingua, nec aures
    Absque anima per se possunt sentire nec esse.
    ... Sic animi natura nequit sine corpore oriri
    Sola, neque a nervis et sanguine longius esse.
    ... Quare, corpus ubi interiit, periisse necesse est
    Confiteare animam distractam in corpore toto.

    De Natura rerum, lib. III, vers 630, 788, 800, 855.