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« Nous enfermons l’âme dans le tombeau, » disaient les poètes décrivant les cérémonies funèbres, léguées par les aïeux. De là les rites de la sépulture, revêtus d’un formalisme si rigoureux ; de là l’inquiétude du mourant et sa crainte qu’après la mort les rites ne fussent pas observés à son égard. « Pour que l’âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps, auquel elle restait attachée, fût recouvert de terre. L’âme qui n’avait pas son tombeau n’avait pas de demeure. Elle était errante. En vain aspirait-elle au repos, qu’elle devait aimer après les agitations et le travail de cette vie ; il lui fallait errer toujours, sous forme de larve ou de fantôme, sans jamais s’arrêter, sans jamais recevoir les offrandes et les alimens dont elle avait besoin. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante. Elle tourmentait les vivans, leur envoyait des maladies, ravageait les moissons, les effrayait par des apparitions lugubres, pour les avertir de donner la sépulture à son corps et à elle-même. De là est venue la croyance aux revenans[1]. » Honorés, les morts étaient bienfaisans ; ils passaient pour des êtres sacrés ; on les appelait bons, saints, bienheureux ; ils devenaient les dieux Mânes, dieux protecteurs, ancêtres divinisés de la famille. De là ce culte des morts qui eut tant d’importance dans cette antiquité sans date dont il reste des traces ineffaçables dans les mœurs, les rites et le langage. On nous a montré que c’est par cette croyance aux Mânes (les θεοί χθονίοι des Grecs) que les institutions civiles et politiques se sont graduellement formées chez les plus anciennes populations de la Grèce et de l’Italie. De l’idée que se faisaient ces races primitives sur l’être humain, sur cette persistance de l’être dans la mort apparente, sont dérivées les cérémonies religieuses qui consacraient l’unité de la famille, les règles du droit privé qui associèrent plusieurs familles entre elles. Sur cette base s’est constituée une religion primitive, qui a établi successivement le mariage et l’autorité paternelle, fixé les rangs de la parenté, consacré le droit de propriété et le droit d’héritage, élargissant peu à peu le cercle de la famille autour du tombeau, qui était le temple domestique, et formant une association plus grande, la cité. Le culte des morts se mêla ainsi profondément aux origines de la civilisation antique : il en fut à certains égards le principe ; la cité eut son germe dans cette population persistante des aïeux qui d’abord ne veillait que sur le foyer, qui peu à peu étendit sa tutelle sur l’enceinte des remparts, de même que le temple national eut sa base dans ce modeste temple domestique, dans cet humble autel, symbole de la perpétuité de la famille, sur lequel le feu devait brûler toujours.

  1. M. Fustel de Coulanges, la Cité antique. Introduction et chap. I, passim.