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qu’un état ne se composât que de sages, une institution semblable serait inutile ; mais comme la multitude est inconstante de son naturel, pleine d’emportemens déréglés et de colères folles, il a bien fallu, pour la dominer, avoir recours à ces terreurs de l’inconnu et à tout cet attirail de fictions effrayantes[1]. »

D’après ces témoignages et bien d’autres qu’il serait facile de rassembler, il est clair que la première partie de l’entreprise des épicuriens était assurée d’avance du succès. Il pouvait y avoir quelque danger politique à donner si hardiment l’assaut à ces fictions effrayantes dont parle Polybe et qui étaient devenues, entre des mains politiques, un moyen de gouvernement; il ne pouvait y avoir aucun doute sur l’issue du débat. Aussi n’est-ce pas sur le dogme de la vie future, tel que le présentaient les interprètes de la religion officielle, la conception du Tartare et des enfers, que porte le grand effort des raisonnemens de Lucrèce. Il ne traite ces fables qu’avec un souverain mépris et une implacable ironie, sachant bien que, si son maître Épicure a dû les attaquer de front, le temps est passé de s’en inquiéter et qu’il est au moins inutile de les faire revivre, même un instant, par une attaque en règle. Il ne s’en occupe guère que pour les transformer en une admirable allégorie, qui indique à la fois la sécurité et le mépris du philosophe à l’égard d’un ennemi à terre : «Toutes les horreurs qu’on raconte des enfers, c’est dans la vie présente qu’elles existent pour nous. Tantale n’est pas là-bas glacé d’effroi sous la menace d’un grand rocher suspendu sur lui ; mais ici la crainte vaine des dieux pèse sur les mortels... Il n’est pas vrai que Titye, couché sur le bord de l’Achéron, soit la proie des oiseaux funèbres; mais il y a en chacun de nous un Titye, gisant dans les liens de son amour et livrant son cœur en pâture à ces oiseaux lugubres, les soucis dévorans et les passions que rien ne rassasie. Le vrai Sisyphe est devant nos yeux : c’est celui qui s’obstine à demander au peuple les haches et les faisceaux et qui toujours vaincu se retire désespéré... Ce Cerbère, ces Furies, ce Tartare ténébreux, vomissant d’horribles flammes, eh bien ! ils n’existent pas et n’existeront jamais. Mais, dans cette vie, d’effroyables visions sont attachées aux effroyables forfaits, des châtimens de toute sorte tombent sur le coupable, et si le bourreau manque, la conscience prend sa place ; elle déchire son cœur sous le fouet des terreurs vengeresses; elle attache à son flanc l’aiguillon du remords, et le malheureux ne sait pas quel doit être le terme de ses maux, ni même si sa peine finira jamais; il craint que la mort ne les aggrave encore. Et voilà comment la vie présente devient l’enfer de l’insensé. Hinc Acherusia fit stultorum denique vita[2]. » — L’enfer, il n’est

  1. Boissier, la Religion romaine d’Auguste aux Antonins, t. I, p. 58-59 et passim.
  2. De Natura rerum, lib. III, vers 1056.