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Quant aux spéculations philosophiques, il est encore moins douteux qu’elles aient eu cette origine. « La mort, dit Schopenhauer dans le style sibyllin qu’il affecte souvent, la mort est proprement le génie inspirateur, le Musagète de la philosophie. Sans elle, on eût difficilement philosophé[1]. » L’animal n’a pas la connaissance de la mort, il n’en a qu’une peur vague et sans aucune idée; chaque individu jouit pour son propre compte de l’immortalité de l’espèce qu’il sent en lui ; il a conscience de lui-même comme étant sans fin. Chez l’homme il n’en va pas ainsi ; il craint la mort d’une manière précise, il la connaît. Aussi tout l’effort des philosophies et des religions est de répondre à ces terreurs pour les calmer. On peut même dire que l’étonnement qui, selon Aristote, a été le principe de toute philosophie, s’est produit le plus souvent sous cette forme, devant la nécessité de mourir, comme la protestation « de cette tendance aveugle vers la vie qui est aussi inséparable de l’être que l’ombre l’est du corps. » De là l’origine de la plupart des systèmes qui aboutissent à ces deux solutions de la question et oscillent entre ces deux extrêmes : considérer la mort comme une phase de la vie ou comme un anéantissement absolu, les uns donnant, de quelque manière que ce soit, une satisfaction à ce désir intense de vivre qui est le fond de l’être, les autres essayant de détruire ce désir comme une source d’illusions misérables et de réconcilier l’homme avec l’idée du néant.

La tentative la plus considérable qui ait été faite dans tous les temps contre la croyance à une vie future a été celle des épicuriens. Ils se sont montrés intrépides à nier, sans concession d’aucun genre au préjugé vulgaire ou à l’instinct ; ils se sont surtout efforcés d’établir un lien logique entre cette négation et la tranquillité de la vie humaine, l’homme étant voué, en dehors de ce dogme sauveur, à tous les supplices de l’imagination et se faisant d’avance une vie pire que la mort même, objet de tant d’effroi. C’est par ce côté que cette philosophie s’est présentée au monde antique comme une science libératrice. Telle a été incontestablement la raison principale de son rapide succès, de l’enthousiasme presque religieux qui entoura quelque temps le nom d’Épicure, de l’esprit de prosélytisme qui répandit la doctrine dans la société aristocratique d’Athènes et de Rome. Ce fut là, comme dans toutes les autres questions, le caractère de cette doctrine : elle se recommande elle-même par les services qu’elle prétend rendre à l’humanité; le titre principal de la vérité, à ses yeux, ce n’est pas d’être simplement vraie, c’est d’être utile. Ainsi se distingue cette philosophie des grandes philosophies qui l’ont précédée : « Platon et Aristote cherchaient le vrai

  1. Philosophie de Schopenhauer, par Ribot, p. 82, fragmens traduits.