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reprises prétend que Carnéade avait raison contre les anciens philosophes, mais que son argument n’avait pas de valeur contre la doctrine chrétienne, car les chrétiens, disait-il, en sacrifiant leurs biens terrestres sont récompensés par des biens éternels; ils sont donc sages, aussi bien que justes; ils ont pour la première fois concilié deux vertus jusque-là incompatibles, et par ce sacrifice rémunéré ils ont fait de la sagesse et de la justice une seule et même chose. Nous laissons à Lactance la responsabilité de son opinion, mais elle prouve du moins qu’aux yeux de l’antiquité, même de l’antiquité chrétienne, l’antinomie de Carnéade n’était pas vaine et ne peut passer pour une subtilité de rhéteur.

Nous n’avons pas à réfuter la doctrine de Carnéade, ce qui serait une entreprise inutile, le problème aujourd’hui n’étant plus posé en ces termes. Nous voulons seulement en historien peindre une scène oratoire, et, en rajustant plus ou moins bien des morceaux épars, montrer que le discours de Carnéade ne fut pas un jeu de paroles, mais une discussion sérieuse, pénétrante et forte. Ainsi, ce n’est pas sans de graves raisons que le philosophe sceptique a essayé dans la suite de renverser une des idées les plus sublimes de Platon sur la justice absolue. Platon, dans sa République, pour faire resplendir la beauté de la justice, avait imaginé une comparaison entre l’homme juste et l’homme injuste. D’une part, il nous présente un scélérat qui, trompant ses concitoyens par la ruse et l’éloquence, est parvenu au comble du bonheur, il est honoré, puissant, et, par ses richesses et de magnifiques offrandes, il a même acheté la bienveillance des dieux, si bien qu’il est à la fois le favori de la terre et du ciel; d’autre part, il nous peint l’homme juste méconnu, bafoué, mis en croix, tourmenté par les hommes, abandonné des dieux, et par ce frappant contraste de la prospérité inique et de la misère imméritée, il donne à entendre que la justice est en soi un si grand bien que, dans l’excès du malheur et du mépris, elle sera encore préférable à l’injustice adulée et triomphante. Carnéade refait le tableau de Platon et se demande s’il ne faut pas en tirer une conclusion contraire : « Supposons enfin, dit-il, que l’homme de bien soit le plus malheureux des hommes et qu’il paraisse le plus digne de l’être, que le méchant soit entouré de respect, que les honneurs, les commandemens aillent à lui, qu’il soit proclamé par l’estime publique l’homme le plus vertueux et celui qui mérite le plus d’être heureux, est-il quelqu’un assez insensé pour hésiter sur le choix de ces deux destinées? » Faut-il voir dans cette préférence pour l’injustice heureuse une déclaration impudente ou une platitude? Nous ne le pensons pas. Carnéade, en renversant la théorie absolue du sacrifice entièrement gratuit, n’était encore que l’interprète de l’opinion populaire.