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l’ouvrage de M. Rocquain. Grâce à lui, désormais l’historien ne se croira pas quitte envers l’histoire intérieure du XVIIIe siècle quand il aura, que bien, que mal, recommencé cet éternel tableau des débauches du régent, l’exposition du système de Law, la chronique des maîtresses de Louis XV, avec cela, — d’après les biographes, — l’analyse plus ou moins étendue de l’œuvre de Voltaire et celle de Rousseau. M. Aubertin n’aura pas nui d’ailleurs au succès de cette réforme. Mais s’il faut entamer le récit, par lui-même fort ingrat, des controverses soulevées autour de la bulle Unigenitus, des miracles du diacre Paris et de la grande querelle du parlement avec la cour, l’historien du XVIIIe siècle ne lui donnera pas une trop grande importance, il lui mesurera la place. Il se souviendra des paroles de Voltaire dans son Histoire du parlement, qui parut en 1769 ;

« Trois ou quatre cents convulsionnaires de la lie du peuple pensaient qu’il fallait s’égorger pour la bulle et pour sœur Perpétue ; le reste de la nation n’en croyait rien. Le parlement était devenu cher aux peuples par son opposition à l’archevêque et aux arrêts du conseil, mais on se bornait à l’aimer sans qu’il tombât dans la tête d’aucun père de famille de prendre les armes et de donner de l’argent pour soutenir ce corps contre la cour. »

Voilà la note juste, et contre la vérité de laquelle ne saurait prévaloir le témoignage d’aucun Barbier. Déjà ce serait exagérer que d’aller beaucoup au-delà. Mais ce serait fausser l’histoire que de trouver ces querelles dans un argument pour déposséder les philosophes de la part qu’ils ont prise à la révolution. Que l’on porte donc sur les philosophes et sur leur œuvre tel jugement que l’on voudra: libre à chacun, selon son humeur, ses intérêts ou ses convictions. Mais qu’on en fasse avec les uns des artisans de mensonge et d’erreur, avec les autres des apôtres de vérité, tantôt des demi-dieux mortels et tantôt des Mammons d’iniquité, quand il serait si simple d’en faire des hommes, plus grands que nous, mais pétris comme nous tous et de bien et de mal, ils sont et demeureront dans l’avenir comme dans le passé les vrais ouvriers de la révolution. Et l’on ne dira pas que nous marchandions à M. Rocquain le plaisir d’être contredit : car il nous prendrait presque envie pour terminer de retourner contre lui ses propres termes et de conclure « que le mouvement d’idées d’où sortit la révolution date des philosophes » et ne date que d’eux, si nous ne nous souvenions à temps que souvent la peur d’un mal nous conduit en un pire.


FERDINAND BRUNETIERE.