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se peut sans elles et que par elles, et que leur autorité borne, balance, ajoute à celle des rois. » Mais en vérité, quand Necker, en 1788, proposera comme dernier expédient la convocation des états généraux, il n’y verra pas aussi clair. Ces paroles sont cependant de 1717, et c’est Saint-Simon qui parle. Voilà l’idée de la souveraineté nationale, non pas acceptée sans doute, — au contraire, — mais cependant constatée par Saint-Simon. Il y a déjà pour l’esprit public une autorité qui « borne, balance, ajoute à celle des rois, » et c’est l’autorité des états généraux, « la nation représentée, » nous pouvons répéter le mot, il est aussi de Saint-Simon. Oublierons-nous enfin ces conférences du club de l’Entresol, où se forma précisément le marquis D’Argenson, et dont les entretiens étaient de « toute matière politique et administrative? » Oui, si l’on y tient, l’Esprit des lois n’aura fait que résumer, avec cette concision laborieuse et dédaigneuse qui est la manière de Montesquieu, des idées qui, comme on le dit, étaient alors celles de tout le monde; mais on ne nous a nullement prouvé que ces idées eussent jailli pour la première fois du choc et de l’exaspération des passions contradictoires, sorties, comme d’une outre d’Éole, des flancs de la bulle Unigenitus.

On ajoute, il est vrai, l’indignité du gouvernement, la royauté de Louis XIV déshonorée par son arrière-petit-fils, l’amour-propre national humilié sur tant de champs de bataille, les finances dilapidées. Ce qui n’est pas douteux, c’est que de jour en jour, à mesure qu’on avance vers la fin du siècle, le pressentiment d’une catastrophe inévitable et prochaine obsède les esprits. Ici les textes abondent, et l’on peut vraiment dire que le Journal de Barbier et les Mémoires de D’Argenson, mis en lumière il y a quelques années à peine, ont éclaté dans l’histoire traditionnelle comme une révélation. « La révolution est certaine dans cet état-ci, écrivait D’Argenson en 1743, il s’écroule par les fondemens, il n’y a plus qu’à se détacher de la patrie et à se préparer à passer sous d’autres rois et d’autres maîtres. » On était alors en pleine guerre de la succession d’Autriche, et Barbier commentait à sa manière les paroles de D’Argenson, en remarquant « que de dix personnes il y en avait les trois quarts disposées à mal parler de nos entreprises et à saisir les mauvaises nouvelles. » Jusqu’ici toutefois on fera bien encore de ne pas exagérer.

N’écrivons pas trop vite avec la majuscule ce mot de révolution, qui revient si souvent sous la plume du marquis D’Argenson. Le même D’Argenson, ministre des affaires étrangères en 1744, verra tout à coup, et presque aussi longtemps que durera son pouvoir, la France moins avilie, la cour moins corrompue, le roi moins méprisable,