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d’un grand peuple ne s’interrompt ni ne recommence jamais, que la France contemporaine, avec ses vertus et ses vices, est la légitime héritière de l’ancienne France, qu’elle n’a pas le droit, sans forfaire à la dignité nationale, de répudier la succession, et qu’enfin, pour comprendre ce que la révolution a rejeté des traditions du passé, il faut commencer par apprendre ce qu’elle en a reçu. Nous admettrons donc, comme une vérité d’évidence, qu’il soit devenu nécessaire de remonter dans le passé bien au-delà des philosophes du XVIIIe siècle pour expliquer la révolution, mais prétendra-t-on qu’elle se fût accomplie sans eux, telle surtout qu’elle s’est accomplie ? Ce serait pousser un peu loin le fatalisme en histoire, ce serait faire bien bon marché de l’influence de la littérature sur les idées, dans un pays où, comme en France, la forme emporte si souvent le fond, et c’est ici qu’il faut savoir s’arrêter. Car enfin que veut-on dire ? et quand on parle de l’action des philosophes sur la révolution, entend-on, comme le semble croire M. Rocquain, « que le mouvement d’idées d’où sortit la révolution date des philosophes ? » Peut-être ; mais on entend surtout, si l’on nous permet d’employer cette langue spéciale, que les philosophes donnèrent la forme à cette matière confuse de troubles et de séditions d’où la révolution devait sortir, et que la tragédie se déroula d’acte en acte selon le scénario qu’ils en avaient tracé d’avance. Je ne doute pas que la seule vision du dénoûment ne les eût fait reculer de dégoût et d’horreur, eux, les enfans gâtés des salons aristocratiques et les familiers de la finance, Diderot, le commensal des d’Holbach, Rousseau, l’hôte des Luxembourg, La Harpe « qui donnait si bien le bras, » le cavalier préféré des maréchales, Chamfort, le lecteur des princesses du sang, eux tous enfin qui connurent ces années heureuses dont les survivans ont pu dire que « qui ne les avait pas vécues ne connaissait pas la douceur de vivre. » Quand ils eurent éprouvé ce que c’est que l’ivresse de la liberté chez un peuple d’esclaves, La Harpe, dans les prisons de la terreur, en versa des larmes de sang et Chamfort s’en coupa la gorge. Il n’en est pas moins constant que la révolution, telle que nous la connaissons, en bien comme en mal, est et restera leur œuvre. Car ils l’ont marquée profondément des deux caractères qui la distinguent de toutes les autres révolutions de l’histoire : la généreuse universalité des principes et la maladroite application de la logique des idées pures au gouvernement des hommes.

Mais je craindrais de me donner trop beau jeu contre M. Rocquain, trop facile et trop vaste carrière ; peut-être aussi que j’exagère sa vraie pensée. Voyons-le donc plutôt nous tracer sa psychologie de l’esprit révolutionnaire. Écoutons avec lui ce bruit sourd et