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disaient les juges à la femme, combien demandes-tu d’indemnité? — Trois roubles, répondit la paysanne. — Oh ! trois roubles c’est trop, tu ne les auras pas, » murmura le juge, et s’adressant à l’accusé : « Et toi, combien veux-tu lui donner? — Moi, rien, répondit le moujik. — Oh ! reprit le juge, rien ce n’est pas assez. Combien lui donnes-tu? — Eh bien! un rouble, finit par s’écrier le prévenu. — Un rouble et un chtof, interrompit la femme[1]. — On ne parle pas de chtof et d’eau-de-vie ici, répliqua un des juges. Dehors tu boiras autant que tu voudras, mais on ne fait pas entrer cela dans les jugemens. » Là-dessus la femme se résigna, le greffier lut la sentence condamnant le moujik à un rouble de dommages-intérêts, les deux parties s’inclinèrent en signe d’assentiment et, après un salut aux images, se retirèrent avec leurs parens et amis.

En dépit des protestations du tribunal, l’eau-de-vie, la pâle vodka, semble jouer un grand rôle dans cette justice villageoise, comme dans toute la vie rurale. Beaucoup de procès ont leur dénoûment au kabak (cabaret), souvent juges, greffier et parties boivent et quelquefois s’enivrent ensemble. L’alcool figure tantôt comme pot-de-vin, tantôt comme amende. Parfois même, dit-on, le tribunal ne se donne point la peine de changer de local; la sentence rendue, le condamné, on pourrait dire le perdant, fait apporter un vedro sur la table des juges, et séance tenante la salle de justice se transforme en cabaret. Je ne sais rien de plus étonnant pour nous et de plus caractéristique à cet égard que ce qui se passait il y a quelques années au centre de l’empire, dans le gouvernement de Penza, où, sous l’inspiration de philanthropes de parade-et de fonctionnaires trop zélés, de nombreuses communes de paysans s’étaient résolues tout à coup à mettre par un vote régulier le cabaret en interdit. Or, dans plusieurs de ces communes qui faisaient officiellement profession de tempérance et paraissaient avoir embrassé les sévères doctrines du tectotalism, il a été prouvé qu’au lieu d’être soldées en argent, les amendes imposées aux contrevenans par le tribunal de volost étaient fréquemment acquittées en eau-de-vie et consommées par les juges ou les fonctionnaires de la commune[2].

Après de tels faits, on comprendra que les tribunaux de volost

  1. le chtof, autre mesure de liquide en usage pour l’eau-de-vie.
  2. Ces détails sont confirmés par une des revues de Saint-Pétersbourg, le Messager de l’Europe (Vestnik Evropy), numéros de juillet et de septembre 1876. Les contradictions de ce genre, encore trop fréquentes en Russie, ne sont qu’une conséquence da la manie d’ostentation qui pousse tant de fonctionnaires ou de particuliers à se faire les promoteurs de réformes d’apparat et parfois de pure apparence pour s’en faire un titre aux yeux du gouvernement ou du public. C’est ainsi, par exemple, qu’un des principaux instigateurs de cette ligue de tempérance du gouvernement de Penza avouait lui-même avoir établi sur ses terres un grand nombre de cabarets.