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peut ainsi trouver un refuge dans cette obscure justice rurale.

J’ai assisté, dans un des gouvernemens du centre de la Russie, à l’audience d’un de ces tribunaux de paysans. Les juges siégeaient dans une maison de bois pareille à l’izba des moujiks. La salle était petite et basse, un portrait de l’empereur décorait la muraille du fond, et, comme partout en Russie, dans l’un des angles étaient suspendues les saintes images. Trois juges à longue barbe et en long caftan étaient assis sur un banc, et à leur gauche, derrière une petite table, se tenait le pisar ou scribe, qui seul de l’assistance était rasé et vêtu à l’européenne. Comme d’habitude c’était un dimanche, un jour de chômage, et au dehors la foule des paysans causait de ses affaires à la porte de l’humble maison commune. La salle, les juges et le public avaient un air de dignité simple, à la fois sérieuse et naïve, qui ne manquait point d’une majesté rustique. Je vis juger deux affaires, l’une civile, l’autre correctionnelle. A leur entrée, les parties et les témoins s’inclinaient profondément, selon l’usage, du côté des saintes images en faisant un grand signe de croix. Parmi les juges, l’on ne distinguait point de président ; ils parlaient et interrogeaient tour à tour, ou tous à la fois, chacun exprimant tout haut son opinion. Le greffier écrivait, et de temps à autre intervenait lui aussi dans les débats[1]. J’admirai la patiente persévérance avec laquelle les juges cherchaient à mettre les parties d’accord.

L’une des deux affaires présenta quelques incidens fort caractéristiques. Il s’agissait d’une femme, grande et vigoureuse gaillarde, qui se plaignait d’avoir été battue par un homme. Cette fois le brutal n’était pas le mari, ce qui pour le tribunal eût été sans doute une excuse ou une circonstance atténuante. Le moujik se défendait en soutenant que la femme lui avait porté les premiers coups. La plaignante et l’accusé se tenaient tous deux debout devant les juges, plaidant chacun leur cause avec volubilité, s’interpellant vivement l’un l’autre et en appelant également à leurs témoins rangés à côté d’eux. « Varvara Petrova, dit un des témoins de la partie adverse, a déclaré qu’avec un vedro d’eau-de-vie elle était sûre de son procès. » À cette révélation, le tribunal ne parut ni bien surpris ni bien scandalisé ; les juges hochèrent honnêtement la tête sans témoigner une indignation exagérée et continuèrent l’interrogatoire après une brève réprimande à l’indiscret témoin. « Accordez-vous, entendez-vous, » ne cessaient-ils de répéter en cherchant les termes d’un compromis et s’évertuant à faire dicter la sentence par les deux parties au lieu de la leur imposer. « Enfin, Varvara Petrova,

  1. Toute la procédure est orale, mais l’on doit tenir registre des affaires et des sentences des juges. De là la nécessité d’un greffier.