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soudy)[1] érigés par l’acte d’émancipation, et particuliers aux paysans, qui en sont les seuls juges comme les seuls justiciables.

D’où vient cette anomalie qui paraît soustraire au droit commun plus des trois quarts de la nation? Pourquoi laisser à la classe la plus nombreuse et la moins cultivée une justice particulière et indépendante? A cela il y a plusieurs raisons; c’est d’abord la grandeur des distances dont il faut toujours tenir compte en Russie, et qui, pour des affaires d’une minime valeur, ne permettrait pas toujours au villageois d’aller chercher le juge de paix; c’est ensuite et plus encore que le paysan a de temps immémorial des habitudes, des coutumes locales, qui règlent toute la vie du village et y possèdent l’autorité de la loi. Ces coutumes traditionnelles, sur lesquelles sont fondées toutes les relations des paysans entre eux, la plupart des gens d’une autre classe les ignorent, et le moujik, peu cultivé, souvent timide ou défiant, serait très embarrassé de les expliquer à des hommes étrangers à ses mœurs.

Si le paysan garde des tribunaux particuliers, c’est que dans ses coutumes il conserve une législation particulière qui, pour lui, est plus compréhensible et plus respectable que la loi écrite. Chez le moujik, au fond même de la nation, le pouvoir suprême ne rencontre plus la même table rase qu’à la surface ; dans ces couches inférieures et longtemps oubliées, se retrouvent des empreintes profondes et persistantes, des mœurs, des traditions séculaires que toutes les révolutions opérées à la surface du pays n’ont encore pu oblitérer. « La coutume est plus ancienne que la loi, dit un dicton populaire, » et un autre : « Une coutume n’est pas une cage, vous ne pouvez la décrocher[2]. » Chez le peuple en effet la coutume n’est pas seulement un legs plus ou moins révéré du passé, elle est intimement liée aux conditions mêmes de l’existence du moujik, à la commune rurale, au mir et au mode de propriété, en sorte que, pour enlever toute force à la coutume, il faudrait supprimer le mir et la propriété collective.

Chez les Russes comme chez la plupart des Slaves, il y a fréquemment discordance entre le droit écrit, plus ou moins inspiré de l’étranger, et le droit coutumier, hérité des ancêtres. Cette contradiction entre la législation officielle et les coutumes nationales diminue singulièrement dans les populations rurales l’autorité de la loi. Selon la remarque d’un éminent juriste slave, un code qui blesse l’instinct populaire et les notions traditionnelles de la justice

  1. Le mot volost, traduit parfois par canton, désigne soit une grande commune rurale, soit plus souvent une agglomération de plusieurs petites communautés de villages réunies administrativement.
  2. Proverbe cité par M. Ralston, Études sur les proverbes russes.