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en date, elle eût dû précéder l’émancipation, afin qu’il y eût des juges pour appliquer la loi et prononcer entre l’ancien serf et l’ancien seigneur[1]. Le gouvernement impérial était pressé de faire disparaître avant tout la tache séculaire du servage, il n’osa tenter les deux grandes réformes simultanément. C’est qu’en vérité l’une n’était guère plus aisée que l’autre.

Dès qu’on voulut améliorer la justice, on reconnut que les tribunaux existans étaient foncièrement défectueux et irrémédiablement vicieux. Il parut impossible de rien conserver de l’ancien édifice et de rien élever de solide sur les anciennes fondations; il fallut tout abattre et renoncer à se servir des vieux matériaux. L’on vit en cette occasion de quelle liberté jouit le gouvernement russe dans la conduite de ses réformes. Aujourd’hui comme au temps de Pierre le Grand, ce gouvernement monarchique et traditionnel, ayant derrière lui un passé plusieurs fois séculaire, peut encore procéder à grands coups de pioche, par la méthode révolutionnaire, détruisant et rasant les institutions existantes pour bâtir à son aise sur un terrain libre et sur un plan nouveau. C’est qu’en Russie le pouvoir n’est entravé par aucune tradition, enchaîné par aucun précédent, qu’il est ainsi maître de tout innover, de tout créer, de tout expérimenter à son gré, comme au lendemain d’une révolution qui n’aurait rien laissé debout. Le réformateur ne rencontre point devant lui de ces barrières qui l’arrêtent ailleurs au pied d’institutions vieillies, défectueuses et surannées, mais consacrées par l’âge, par l’habitude ou les préjugés, par le respect ou l’attachement des peuples. En dehors de l’église orthodoxe et de la commune rurale, la Russie du XIXe siècle ne possédait aucune institution ayant de vivantes racines dans les mœurs ou les affections du peuple. A cet égard, l’état social de la Russie n’était pas sans ressemblance avec le sol russe lui-même, la nation offrait au pouvoir une surface plane, unie et lisse sur laquelle rien ne tenait debout par soi-même, et où le législateur était maître de construire à son aise, selon les règles de la science, comme sur une table rase.

Ni les enseignemens de la science, ni les conseils de l’expérience n’ont fait défaut aux promoteurs de la réforme judiciaire. Pour trouver des exemples et des modèles, la Russie n’avait qu’à regarder au-delà de ses frontières, vers cet Occident parfois si dédaigné de certains de ses publicistes et dont les leçons et la longue expérience lui peuvent épargner tant de tâtonnemens, d’erreurs et

  1. Le gouvernement russe n’a pu suivre une autre marche qu’en créant, sous le nom d’arbitres de paix (mirovye posredniki), une magistrature temporaire, spécialement chargée de régler les différends provenant de l’émancipation ; et une partie des défauts et des inconvéniens pratiques de l’émancipation a été souvent attribuée à l’insuffisance ou à la partialité de cette magistrature récemment abrogée.