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Comme la plupart des fonctionnaires, la plupart des juges se trouvaient trop peu rétribués pour vivre avec honnêteté de leur traitement ; il leur fallait des revenus accessoires, des honoraires, un casuel. L’opinion ne s’en scandalisait plus, il semblait équitable que la bourse des plaideurs entretînt des tribunaux mal rémunérés par le trésor. C’était là une part des frais de justice qui en tout pays tombent à la charge des faiseurs de procès. Le juge intègre était celui qui recevait des deux mains et des deux parties sans vendre ses décisions ni à l’une ni à l’autre.

Grâce à de telles habitudes, les tribunaux russes donnaient lieu aux aventures les plus bizarres et aux histoires les plus étonnantes. Je n’en citerai qu’une, que je crois authentique et inédite. Un propriétaire avait un procès, son affaire était excellente, le président du tribunal était son ami, et de plus un homme aussi estimé que pouvait l’être un juge. Le plaideur n’osait, selon l’usage, graisser la patte du magistrat, qui ne cessait de lui répéter : « Ne vous préoccupez de rien, votre cause n’est pas douteuse. » Vient le jour où le tribunal rend son arrêt; notre propriétaire est condamné. «Oh! mon ami, lui dit le juge à la sortie de l’audience, votre affaire est si bonne que nous pouvons bien laisser à votre adversaire le plaisir de gagner en première instance. Vous êtes sûr de l’appel. »

À cette vénalité des tribunaux mis par la procédure secrète en dehors du contrôle public, le gouvernement avait depuis Catherine II appliqué un remède que l’on eût cru devoir être efficace. La population locale, la plus intéressée à une bonne justice, avait été chargée de désigner elle-même comme juges ou assesseurs des tribunaux les hommes qui lui inspiraient le plus de confiance[1]. L’élection intervenait plus largement encore dans le choix des magistrats que dans le choix des administrateurs, mais sans plus de succès dans une sphère que dans l’autre. Les juges ainsi nommés, pour la plupart choisis par la noblesse et pris dans son sein, étaient d’ordinaire de petits propriétaires besoigneux, sans instruction juridique, sans compétence professionnelle. Ces fonctions, d’ordinaire peu considérées et mal rétribuées, n’attiraient à elles que des hommes de peu de considération et de peu de valeur, qui leur demandaient un supplément de revenu. Avec la procédure secrète, il ne pouvait y avoir de sérieux contrôle des électeurs sur les élus. C’était en vain que les élections se répétaient à de courts intervalles,

  1. Dans chaque, chef-lieu de gouvernement siégeaient deux chambres de justice, l’une pour les affaires civiles, l’autre pour les affaires criminelles, et l’une et l’autre composées d’un président élu par la noblesse, d’un conseiller nommé par le gouvernement et de quatre assesseurs dont deux élus par la noblesse et deux par les bourgeois des villes. Dans chaque chef lieu de district, il y avait un tribunal de première instance jugeant au criminel comme au civil, et dont les membres étaient nommés par la noblesse. Voyez Nicolas Tourguénef : la Russie et les Russes, t. III, p. 298.