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plupart, l’espèce de complicité latente d’une partie de la société, voilà certes de quoi piquer au vif notre curiosité. Dans cette revue des institutions judiciaires de la Russie nous ne débuterons cependant point par la justice criminelle, par les affaires politiques et les tribunaux, auxquels les événemens donnent une fâcheuse actualité. Fidèle à notre méthode d’investigation, nous commencerons par la base de l’édifice, par les fondemens de la réforme judiciaire et les principes de la législation. Laissant provisoirement de côté les tribunaux ordinaires issus de la récente réforme, nous suivrons d’abord la justice russe dans ses manifestations les plus particulières et les plus nationales; ce sont les moins connues de nous et peut-être pour nous les plus curieuses. Nous descendrons dans les couches obscures et silencieuses des populations rurales, au fond des villages de bois du moujik, jusqu’aux tribunaux encore tout primitifs de ce paysan auquel en Russie l’observateur doit toujours en revenir.


I.

Dans tout état absolu ou constitutionnel, monarchique ou républicain, la meilleure garantie des citoyens ou des sujets est une bonne justice. Sans justice, on peut dire qu’il n’y a pas de vraie liberté, et avec elle j’oserais dire qu’il n’y a plus de vrai despotisme, au moins plus de tyrannie. Dans tout état monarchique ou démocratique, des lois et des juges, des lois fixes et des juges indépendans, sont la seule barrière effective contre les excès du pouvoir souverain, contre l’arbitraire du prince ou du peuple, contre les passions ou les caprices de leurs agens. Avec des lois et des tribunaux qui protègent les biens, l’honneur, la vie des habitans, la première des libertés, la liberté personnelle, est entière, la vie privée est soustraite aux empiétemens de l’autorité publique. La Russie possède depuis longtemps des lois, l’empereur Alexandre II lui a donné des tribunaux qui, au règne de l’arbitraire et de la corruption, ont pour mission de faire succéder le règne de la loi. L’autocratie russe ne pouvait doter le pays de libres institutions judiciaires sans se limiter pratiquement elle-même en imposant des bornes au pouvoir de ses agens. Nous devrons examiner de quelle manière et jusqu’à quel point ce rôle émancipateur de la justice a été rempli et quelles garanties les nouveaux tribunaux offrent à la liberté des 85 millions de sujets du tsar.

De toutes les réformes de l’empereur Alexandre II, la réforme judiciaire est ainsi la plus considérable, celle qui devait avoir le plus d’influence sur les mœurs et la vie sociale, sur le pays et sur le pouvoir. A peine le cède-t-elle en importance à l’affranchissement