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argumens, attribue tous ses succès au prestige de sa parole. Le bon pythagoricien, qui appartient à l’école du silence et se trouve être un bavard, s’évertue en métaphores incohérentes pour peindre la puissance et les ressources variées de son éloquence. « Il asservissait, dit-il, son auditoire;... au milieu d’une dispute subtile, tout à coup, s’il fallait produire de l’effet, il se réveillait impétueux comme un fleuve rapide coulant à pleins bords, il tombait avec force sur ses auditeurs, il les entraînait avec fracas. — Il battait en retraite comme les animaux qu’on attaque, qui ensuite reviennent avec plus de furie se précipiter sur les épieux; il n’avait fait une concession que pour reprendre son élan. — C’était un voleur qui s’introduisait à la dérobée et puis se montrait comme franc voleur, dépouillant par ruse ou par violence ceux mêmes qui étaient mieux préparés à lui tenir tête. » Les louanges les plus flatteuses seraient moins à l’honneur de Carnéade que ces outrages. Diogène de Laerte, à son tour, nous apprend que les professeurs d’éloquence fermaient leurs écoles et renvoyaient leurs disciples pour avoir le loisir de l’entendre. Tout le monde est donc d’accord sur ce point, et ceux-là même qui le regardaient comme « un monstre » convenaient avec colère que le monstre était charmant.

Cet invincible logicien, grand orateur, était de plus un homme d’esprit, qui dans les entraînemens de parole savait se ressaisir et rester maître de lui-même. Il égayait la dialectique et avait coutume, quand on lui opposait un raisonnement captieux, de riposter aussitôt par un autre de même force qui en était la parodie. C’est ainsi que, pour se moquer d’un adversaire, il repartit un jour par cet argument : « Si j’ai bien raisonné, j’ai gagné ma cause, si j’ai mal raisonné, Diogène n’a qu’à me rendre ma mine. » Carnéade avait en effet appris la logique du stoïcien Diogène, et la mine était l’honoraire qu’on donnait à un dialecticien. C’était dire aux stoïciens : J’ai appris la logique chez vous, et si je raisonne mal, c’est votre faute. D’autres fois il lui échappait des pensées aussi graves que spirituelles, nous n’en citerons qu’une sur l’éducation : « Sait-on, disait-il, pourquoi les enfans des rois et des riches n’apprennent rien comme il faut, si ce n’est monter à cheval? C’est que les maîtres les flattent et leur font croire qu’ils savent quelque chose, que même leurs jeunes compagnons dans les luttes se laissent complaisamment tomber sous eux, tandis que le cheval, sans façon, qu’on soit prince ou non, riche ou pauvre, jette par terre qui ne sait pas bien se tenir. » Pensée non moins juste que piquante, qu’on inscrit aujourd’hui dans les manèges pour l’instruction des futurs cavaliers, mais qu’on pourrait graver aussi sur les murs des palais. Voilà en quelques traits l’homme extraordinaire qui, muni de toutes les armes.