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vraie et une perception fausse il n’y a pas de différence tranchée et reconnaissable; et comment les Romains auraient-ils pu suivre avec intérêt ces longs sorites qui faisaient voir que l’esprit est amené comme sur une pente insensible d’une vérité à une erreur, sans trouver le moyen de s’arrêter en chemin et de dire : Ici finit la vérité, là l’erreur commence. Toutes ces discussions si fines n’étaient à la portée que des Grecs depuis longtemps familiers avec les procédés de la dialectique, et qui non-seulement avaient l’esprit assez délié pour suivre une savante dispute, mais encore assez de loisir pour s’en laisser charmer. Tout ce que les Romains pouvaient comprendre à première vue à travers le réseau de cette sophistique c’est que la doctrine apprenait à se mettre en garde contre les affirmations absolues et téméraires, à se défier de prétendues vérités qu’elle éveillait l’esprit sur les difficultés de la science et de la vie, en un mot, qu’elle enseignait la prudence. Ainsi l’entendit plus tard Cicéron, l’interprète le plus autorisé de l’esprit public à Rome. Pourquoi est-il entré dans la nouvelle académie ? Il le dit avec enthousiasme : « C’est que Carnéade nous a rendu un service d’Hercule en arrachant de nos âmes une sorte de monstre, l’assentiment trop prompt, c’est-à-dire la crédulité et la témérité. » Aussi, quand Cicéron discute, il dit à ses amis : « Ne croyez pas entendre Apollon sur son trépied, mes discours ne sont pas des oracles; je ne suis qu’un homme comme un autre, je cherche la vraisemblance, mes lumières ne sauraient aller plus loin. » La nouvelle académie plaît encore à Cicéron, parce qu’on peut y garder sa liberté, qu’on n’y est pas obligé de défendre une opinion de commande, tandis qu’ailleurs on se trouve lié sans avoir pu choisir. Dans un âge encore trop faible on se laisse entraîner sur les pas d’un ami, séduire par l’éloquence du premier maître qu’on entend, on juge de ce qu’on ne connaît point, « et vous voilà cramponné pour la vie à la première secte venue comme à un rocher où la tempête vous aurait jeté. » Enfin, ajoute Cicéron, comme dans notre école nous combattons ceux qui croient à tort avoir pour eux l’évidence, nous trouvons tout naturel qu’on essaie de nous réfuter et ne croyons pas nécessaire de nous montrer entêtés de nos opinions. Ainsi cette doctrine qui, tout en cherchant le vrai, ne se piquait jamais de l’avoir trouvé, qui laissait à l’esprit sa liberté et le rendait juge des vraisemblances, qui lui donnait le plaisir de s’instruire sans l’engager dans une foi, cette doctrine en quelque sorte complaisante pour soi et pour autrui, pouvait avoir de l’attrait pour les Romains, peu sectaires de leur nature et qui d’ailleurs se sentaient en tout, sous une discipline non discutée, esclaves de formules traditionnelles, incomprises, dont le sens était le plus souvent perdu. Et comment n’être