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de mettre en mouvement les réfugiés dont les idées prirent, grâce à ces encouragemens, une forme définie. Ils imaginèrent de grouper en un unique faisceau tous les Irlandais des deux mondes, ceux de l’Amérique aussi bien que ceux de la mère patrie. Ce projet exigeait qu’il y eût deux chefs, l’un aux États-Unis, l’autre en Irlande. O’Mahony, patricien de naissance, homme de bonne éducation, ami des insurgés de 1848, jouissait d’un prestige personnel qui devait lui valoir le premier rang. Stephens, par jalousie, sut lui persuader que la meilleure place était en Amérique. En effet, après une excursion en Irlande, où les patriotes les plus remuans leur firent bon accueil, O’Mahony se rendit à New-York, où nous le retrouverons plus tard. Stephens restait sans rival dans l’ile natale. Il y avait là, comme en tout pays dont la civilisation est arriérée, plus qu’ailleurs peut-être, deux classes de citoyens bien distinctes : d’une part les hommes instruits, un peu fiers de leur rang social ou de leur situation de fortune, incapables d’obéir à un chef qui leur fût inférieur par le sang ou par la richesse, de l’autre les paysans crédules, disposés à se laisser conduire. Le jeune conspirateur était résolu de tenir à l’écart les premiers dont il n’aurait jamais été le maître ; il ne voulait d’autres disciples que des plébéiens qui le suivraient sans défiance. James Stephens s’annonça donc partout comme l’apôtre du peuple. Ses lieutenans furent tous choisis dans les classes inférieures. Nul individu de quelque valeur personnelle n’avait chance d’obtenir une position influente sous ses ordres. C’est l’un des caractères saillans du fenianisme de n’avoir jamais eu de partisan qui eût la mine d’un gentilhomme ou le prestige d’un mérite reconnu. Tout autres étaient les insurgés malheureux de 1848, qui sont devenus en Angleterre ou ailleurs des hommes d’état, des écrivains distingués, des poètes ou des artistes, et qui, même vaincus, ont su se faire respecter parce qu’ils avaient fait preuve d’intelligence et de savoir.

Ceci se passait vers l’époque où l’armée anglo-française débarquait en Crimée. Toute société, même secrète, veut avoir une enseigne. Aux États-Unis, O’Mahony choisit un titre qui avait le double mérite d’être court et d’être expressif. Il baptisa ses associés du nom de fenians en souvenir d’un chef de clan fameux dans l’histoire légendaire de l’Irlande. Stephens n’était pas sensible à ces réminiscences héroïques ; il intitula l’association qu’il dirigeait la Fraternité républicaine d’Irlande[1]. Le programme, emprunté aux sociétés secrètes du continent, s’inspirait, selon l’usage, des sentimens autocratiques les plus absolus. « La discipline est l’élément

  1. Irish Republican Brotherhood, ce qui se réduisait pour les affilies à trois initiales : I. R. B.