Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/786

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le génie d’un peuple peut presque toujours se rattacher à une pensée maîtresse qui s’est à une certaine heure et dans certaines conjonctures emparée de la conscience populaire. Interrogez toutes les œuvres de son intelligence, vous trouverez au centre une conception particulière du monde et de son principe. C’est là le moule solide dans lequel se sont formées et se formeront à jamais ses idées ; la base inébranlable sur laquelle se sont échelonnés tous ses caractères primordiaux ; la raison obscure et lointaine de toutes les évolutions qui constituent son histoire et attestent sa grandeur ou son infériorité. Essayez de pénétrer ainsi jusqu’à l’âme de l’auteur et du lecteur japonais, qu’y trouverez-vous ? Au milieu de catastrophes tragiques ou burlesques, le monde va, en se heurtant et se blessant comme un homme ivre. Les événemens se suivent au hasard, sans direction ni lien entre eux ; les hommes, jouets d’une destinée capricieuse et bizarre, sont ballottés, sans boussole ni gouvernail, sur l’océan ténébreux de la vie. Ils se laissent pousser par le vent d’un bord à l’autre de cet océan, mais sans pouvoir, sous cette impulsion aveugle, donner à leur course un but déterminé et supérieur.

Dépourvu de toute haute aspiration, renfermé dans les limites étroites du monde positif, le génie national ne dépasse pas une certaine région moyenne, où il rampe paisiblement, au milieu des pointes d’esprit, des observations fines et des heureuses rencontres de détail. On ne saurait demander davantage à des dilettantes délicats et sceptiques, dont les œuvres sont empreintes des mêmes caractères que leur tempérament : frivolité sans entrain, sécheresse sans énergie, libertinage sans ardeur. Le moyen âge, époque de transition partout ailleurs, a donné ici leur forme définitive aux concepts d’une race stationnaire, dont la médiocrité devient chaque jour plus frappante par le contraste avec les instrumens perfectionnés de civilisation matérielle qu’elle emprunte aux nations de l’Occident. L’irréparable malheur de la race japonaise c’est qu’au sortir même de la barbarie, avant d’avoir pu prendre son essor, elle a subi la discipline chinoise et s’est modelée servilement, elle jeune et vivace, sur une nation vieillie et voisine de la décadence. Sa sève s’est rapidement figée dans ce moule qu’elle n’a pas eu la force de briser. L’évolution, longtemps interrompue, reprendra-t-elle son cours ? L’avenir dira si l’influence européenne, qui règne aujourd’hui sans partage, doit être plus salutaire que celle de la Chine. Peut-être, après avoir imité tous ses voisins, le Japon parviendra-t-il à manifester enfin sa véritable originalité.


GEORGE BOUSQUET.