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par une certaine finesse satirique, une sorte de badinage recherché et je ne sais quel dégoût précoce de la vie et du monde. C’est la sagesse qui parle, mais une sagesse sceptique et désolée.


« Les fleurs tombées ne retournent pas à leurs branches.
« Être ignorant, c’est être Bouddha, » c’est-à-dire posséder le bonheur suprême.
« Une preuve vaut mieux qu’un argument.
« Le temps est comme une flèche.
« Qui rit aujourd’hui pleurera demain.
« Apprenez, en vous blessant, la peine qu’endurent les autres.
« On regarde souvent le ciel par le trou d’une clé.
« Le devin ne peut pas prédire son propre sort.
« Buvons, chantons, à un pied devant nous est la nuit noire.
« La bouchée est à peine avalée qu’on a oublié la brûlure.
« Marchandise au rabais, argent perdu.
« La Providence est une étrange chose.
« Une spécialité nous consume.
« La vérité surnage au-dessus du mensonge.
« Les enfans haïs n’ont plus peur de rien dans le monde.
« Une figure en larmes attire les piqûres de guêpes » revient à dire qu’un malheur n’arrive jamais seul.
« Lépreux envieux des gens affligés d’ulcères » désigne les gens qui préfèrent toujours la condition d’autrui à la leur.
« A travailler sans récompense on se fatigue vite.
« Les enfans sont une cangue au cou dans les trois mondes (c’est-à-dire durant les trois existences, celle qui précède la naissance, celle qui la suit et celle qui suit la mort). »


Nous pourrions prolonger indéfiniment ces citations curieuses; celles qui précèdent suffisent pour servir de base à une appréciation des caractères moraux du peuple japonais. Il est inutile d’insister sur l’analogie que les diverses périodes littéraires présentent avec le moyen âge européen ; même absence d’idées générales, même finesse ironique, même philosophie railleuse et désolante, même infirmité. Seulement cette infirmité se rencontre au sein d’une civilisation beaucoup plus raffinée, plus développée dans le sens des recherches matérielles que celle de l’Europe aux époques intellectuellement parallèles, et semble s’associer non avec les rudes bégaiemens d’une nation qui prend naissance, mais avec la décrépitude d’une nation à son déclin. De même que dans notre moyen âge, on discerne ici sous le rire ou les larmes une philosophie morne et désolée, issue au Japon du bouddhisme comme elle est née chez nous de l’ascétisme chrétien.