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ordinaires. L’homme aux anguilles ne tarda pas à s’apercevoir de la manœuvre, et présenta sa note en paiement de l’odeur de ses poissons. Kisaburo, le regardant avec malice, tira de son portefeuille la somme demandée, la déposa sur la note et se mit à causer avec son interlocuteur. Quand celui-ci fit mine de prendre congé, Kisaburo replaça tranquillement l’argent dans sa poche. «Quoi ! dit l’autre, vous reprenez mon argent. — Non pas, répliqua Kisaburo, vous me réclamez un paiement pour l’odeur de vos poissons, je vous solde avec la vue de mon argent. »

Chacun se rappelle le récit humoristique et mouvementé qu’on trouve dans Rabelais, et la façon dont Seigni Joan, pris pour arbitre entre le rôtisseur et le « facquin » qui a savouré sa fumée, exigea de celui-ci un tournoi philippus, le fit sonner pour en vérifier l’alliage, « puis en majesté présidentale, tenant sa marotte au poing, comme si fût un sceptre, et affublant en tête son chaperon de martres singesses à aureilles de papier fraisé à points d’orgues, toussant préalablement deux ou troys bonnes foys, dit à haulte voix : La cour vous dict que le facquin, qui a son pain mangé à la fumée du roust, civilement ha payé le roustisseur au son de son argent, ordonne la dicte cour que chascun se retire en sa chascunière, sans despens et pour cause. » Il est superflu d’insister et sur l’identité des deux anecdotes et sur la supériorité du récit gaulois, qui fait prononcer la sentence par un tiers avec une pompe grotesque.

En descendant encore d’un échelon dans la série des productions instinctives parmi lesquelles nous avons résolu de démêler la tournure d’esprit des Japonais, nous rencontrerons le cycle des contes de nourrice. Ici la fiction la plus invraisemblable se mêle à la plus triviale réalité ; le surnaturel s’introduit dans les détails du ménage. Ces contes sont transmis de bouche en bouche à travers les générations; il en existe autant de versions différentes qu’il y a de narrateurs. La mère en supprime peut-être pour sa fille quelques détails que, devenue plus grande, celle-ci s’empresse de rétablir en les redisant à ses jeunes compagnes ; mais les traits généraux subsistent. Ce bavardage enfantin ne saurait être mis sous les yeux de lecteurs adultes sans les lasser. Il faut un auditoire très jeune pour suivre attentivement les péripéties de la lutte entre le singe et le crabe, et le triomphe de ce dernier aidé par l’œuf, le mortier à riz, la guêpe et l’algue marine. On trouverait encore dans les incidens de ce fabliau une analogie manifeste avec ceux du conte allemand où une épingle, une aiguille et un œuf se coalisent avec le coq et la poule pour mettre à la raison un aubergiste inhospitalier.

Où s’arrêterait-on si on se laissait aller à écouter les propos des