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frappe tout d’abord. C’est elle qui a donné à la philosophie grecque ce qui manquait à celle-ci, le sens pratique. On peut appliquer à tous les moralistes de Rome ce qu’on a dit de l’un d’eux, qu’il parlait avec des formules grecques, mais avec un accent romain, grœcis verbis, romanis moribus. Sans doute, les Grecs n’ont point leurs pareils dans les spéculations savantes; sans eux, je ne sais s’il y aurait dans le monde une philosophie vraiment scientifique. Avec la curiosité la plus perçante, ils ont en peu de siècles exploré tout le champ ouvert à la pensée et en ont atteint les limites. Ils ont presque en même temps créé tous les grands systèmes où l’esprit humain est encore enfermé et dont il ne peut guère sortir. Les doctrines modernes relèvent de Platon, d’Aristote, de Zénon, d’Épicure, ou bien, si nous tentons de nous en éloigner, nous parcourons des routes déjà traversées par les Héraclite, les Parménide. Mais, si les Grecs n’ont rien laissé à inventer en fait de méthodes logiques et de doctrines morales, leur science profonde, par sa profondeur même, ne pouvait devenir populaire. Elle était en même temps trop subtile, car les Grecs, qui avaient découvert les plus fins procédés de la dialectique, en abusaient avec délices, comme on fait dans la nouveauté des découvertes. Leurs doctrines n’étaient donc bien comprises que par des disciples lentement préparés, par une élite d’initiés, et ne pouvaient se répandre dans la foule. Ç’a été l’œuvre des Romains de tout réduire à la simplicité et de faire de ces principes abstrus des préceptes de pratique commune. Leur esprit austère, impérieux, était fort capable de tout condenser en sentences. Ils ont eu au suprême degré le talent de frapper, comme des médailles impérissables, de fortes maximes auxquelles ils savaient donner l’autorité censoriale, la précision du légiste, la brièveté du commandement militaire. A Rome, on ne s’embarrasse pas de longs raisonnemens, on va droit à la conclusion, on cherche le profit moral comme tous les autres profits, on se hâte de jeter la coquille pour avoir le fruit. Ce sens pratique a fait des Romains, sinon de rigoureux philosophes, du moins d’incomparables moralistes. Ils ont des lumières nouvelles sur les âmes, et s’ils raisonnent peu, ils observent beaucoup. Très capables d’admirer les grandeurs morales, ils aperçoivent aussi les infirmités humaines et démêlent les bassesses, les ridicules, les mensonges, tout ce qui se cache dans les recoins du cœur. Il suffit ici de rappeler, en poésie, les œuvres d’Horace, ce juge si fin de l’honnêteté mondaine ; en politique, les livres de Tacite, en morale, ceux de Sénèque, dont la pénétration est merveilleuse. C’est encore ce même génie pratique qui a fait trouver aux Romains les formules du droit les plus concises, et leur a fait élever à la justice un monument d’une indestructible solidité.