Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/773

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ressorts mis en jeu et à la bonne ordonnance. L’art d’écrire, c’est-à-dire de grouper les événemens, de les éclairer les uns par les autres, de préparer l’émotion, de faire un tout avec des élémens épars habilement combinés, cet art sans lequel un livre n’est qu’un babil d’enfant, semble moins inconnu à l’auteur qu’à la plupart de ses confrères. Il compose avec réflexion ; il a des intentions, sinon toujours justes, du moins toujours précises ; bien supérieur en cela aux autres romanciers japonais qui laissent courir leur plume et leur imagination au hasard, menant pas à pas leurs héros à travers des aventures bizarres, sans lien logique, sans conclusion nécessaire, sans autre enchaînement que le caprice de l’auteur, qui les rassemble ou plutôt les enfile à la suite les unes des autres comme les grains d’un chapelet.

La science de la composition littéraire suppose la réflexion ; elle n’apparaît qu’après l’éveil de la logique, lorsque les peuples sont assez avancés dans les sciences, dans la chronologie, dans l’étude des phénomènes de la vie, en un mot, ont réuni et groupé un assez grand nombre de faits, positifs pour faire une comparaison et un choix, découvrir et mettre en lumière les traits essentiels et caractéristiques des choses, échapper an bavardage sans tomber dans la sécheresse. Ce sont là des qualités de peuple mûr qui sont peu développées au Japon. La méthode n’existe en effet dans le discours qu’à la condition de présider aux opérations mêmes de l’intelligence ; or l’intelligence pourtant très développée des Japonais ne semble pas opérer comme la nôtre, suivre une série progressive d’idées contiguës pour gagner, sans secousse de la première à la dernière, des prémisses à la conclusions, mais plutôt marcher par saccades et par bonds irréguliers, enjambant des échelons du raisonnement qui semblent indispensables à nos cerveaux organisés différemment.

À défaut de cette précision et de cette netteté qui sont les qualités dominantes de l’esprit français, par exemple, rencontre-t-on du moins ici la manifestation de ce génie intuitif si puissamment développé chez les races germaniques ? Trouve-t-on, à la place de nos procédés sages et mesurés, la vision inspirée, l’évocation soudaine du monde supérieur, familières à nos voisins du nord ? En aucune façon. Il faut pour cela l’élan spontané vers les choses, la grande sympathie pour la nature et la vie, qui animent les peuples épiques et manquent aux peuples vieillots et sceptiques ; cette émotion fait défaut dans toutes les productions du Japon, Les peintures sont froides comme les conceptions, faute de ces divinations qui viennent du fond du cœur. Indistinctement d’abord et plus clairement par la réflexion, on devine une lacune. Pourquoi se sent-on glacé à la lecture de ces actions héroïques ou de ces aventures