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une auberge et qui n’était qu’un repaire de voleurs qu’alléchèrent aussitôt ses armes richement ornées. Pendant son sommeil une jeune fille vint le trouver pour l’avertir du danger suspendu sur sa tête et lui demander de la délivrer elle-même des mains de ces malfaiteurs, qui l’avaient enlevée l’année d’avant avec les trésors de son père. En effet, Gompachi tua tous les voleurs et ramena la jeune fille à son père, un vieux marchand de Mikawa. Celui-ci voulait l’adopter comme gendre, mais Gompachi rêvait de plus hautes destinées, il voulait s’engager chez un prince. Il partit, résistant aux prières de la jeune fille et promettant de revenir.

En arrivant à Yédo, il tomba dans une embuscade de brigands; secouru par un passant, il put mettre les voleurs en fuite. Il voulut connaître le nom de son libérateur : c’était Chobeï, chef d’une association de gardiens volontaires d’Yédo, qui l’attacha sans hésiter à sa troupe. Pendant plusieurs mois notre héros mena la vie d’un homme d’armes bien soldé, payant de sa personne, faisant chère lie et fréquentant le yoshivara, où sa réputation de générosité et sa tournure élégante lui assuraient force conquêtes. Une danseuse, célèbre sous le nom de Komurasaki, faisait alors fureur, éclipsant toutes ses rivales par une beauté et des grâces accomplies. O surprise! c’était la jeune fille qu’il avait sauvée, c’était la fiancée qu’il avait promis de retrouver un jour; il l’avait laissée heureuse, digne et riche; il la retrouvait dans une maison mal famée. Hélas! les parens de la jeune fille s’étaient ruinés, et elle, pour leur venir en aide, s’était vendue ; mais son généreux sacrifice avait été inutile; son père et sa mère étaient morts de misère, la laissant seule au monde, sans autre espoir que l’assistance providentielle de Gompachi, que le ciel lui envoyait une seconde fois. A partir de ce jour, Gompachi ne cessa de venir régulièrement visiter sa belle à l’auberge des Trois Rivages; mais à chaque visite le maître de la maison percevait son impôt, et la bourse du pauvre diable s’allégea si bien que, pour la remplir, il osa commettre un vol à main armée. Gompachi prit bientôt des habitudes de larron ; repoussé de la troupe de Chobeï, dénoncé à la police, pris sur le fait, il fut condamné et décapité. Mais Chobeï, qui l’avait livré à la justice, ne voulait pas laisser son ancien associé sans sépulture. Il vint réclamer son corps, le brûla et l’enterra à Meguro. A la nouvelle de cette mort, Komurasaki, folle de douleur, s’enfuit de chez son maître, vint se prosterner sur la tombe de son ami et s’y tua d’un coup de poignard. Les prêtres du temple, en apprenant la cause de son suicide, furent pris de pitié et l’enterrèrent à côté de Gompachi. Sur la pierre unique qui les recouvrit, ils placèrent une inscription qui se lit encore et qui porte : Tombeau des Shiyoku (ces oiseaux fabuleux qui, vivant deux en un seul corps,