Page:Revue des Deux Mondes - 1878 - tome 29.djvu/757

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Quand il entra par la porte du château, les gens de la famille étaient tous occupés à revêtir leur armure ou à harnacher leurs chevaux; les bannières étaient rangées chacune à sa place, et toute la troupe allait s’ébranler. Sigémori entra avec son costume de cour et le yebosi[1] sur la tête. Munémori le prit par la manche et lui dit : «Pourquoi n’avez-vous pas endossé votre cuirasse? » Sigémori, le regardant de travers, répliqua: « Et vous, pourquoi portez-vous la vôtre? Où se trouve donc l’ennemi? Moi, je suis grand ministre et grand général et je dis que, si personne n’attaque le palais de l’empereur, il est inutile de s’armer, »

Kyomori, levant les yeux, aperçut son fils Sigémori; il se couvrit aussitôt d’un habit de couleur foncée; mais en se dirigeant vers lui les cordons se défirent et laissèrent voir la cuirasse. Alors, s’adressant à Sigémori, il lui dit : « Nos ennemis sont unis entre eux comme la branche l’est aux feuilles ; chaque jour voit grossir leur nombre, et ils sont toujours à épier l’occasion d’influer sur la conduite de l’empereur pour lui faire prendre des décisions précipitées. Je veux de nouveau prier l’empereur d’aller s’établir au palais de Toba. Si on peut le décider, j’espère que tout rentrera dans l’ordre. « Il n’avait pas fini de parler que les yeux de son fils se remplirent de larmes, et après un long silence : « Je connais, dit Sigémori, votre situation et je sais que pour ceux de votre famille l’heure de la décadence a sonné. Moi, Sigémori, j’ai entendu dire qu’il y a quatre sortes de bienfaits, et les plus grands sont ceux de l’empereur. »


Le loyal sujet énumère ensuite tous les bienfaits dont lui et les siens ont été l’objet. Le souverain qui leur a si bien rendu justice n’écoutera pas les calomniateurs.


« Maintenant, conclut-il, je suis placé dans une triste alternative : si je veux servir mon prince, il faut manquer de piété filiale, forcé que je suis d’être sujet infidèle ou mauvais fils. Dans le cours de ma vie, j’ai souvent rencontré l’affliction et j’en suis venu à penser que rien n’est préférable à la mort. Si donc vous êtes décidé à mettre à exécution vos projets, commencez par immoler votre fils Sigémori, car je ne saurais vous seconder dans vos desseins. « 


Cependant la guerre s’allume; les Minamoto lèvent l’étendard de la rébellion, et les Taïra entrent en campagne contre eux. Leur général a dans ses rangs deux guerriers dont les fils combattent sous la bannière opposée. Il les fait appeler et leur dit :


« Vos fils sont avec les Minamoto dans la province de Musashi. N’irez-vous pas les rejoindre là-bas en Orient? » Ces deux hommes répondirent :

  1. Sorte de coiffure de carton laque usitée à la cour impériale, en temps de paix.