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aux momens de colère ou de crise, les affaires prenaient une tournure tout autrement odieuse et tragique. En parcourant les divers traités conclus par l’empereur d’Autriche et la Turquie dans le XVIe et au commencement du XVIIe siècle[1], on est frappé d’un article qui y revient constamment, à savoir que les hauts contractans procéderont désormais entre eux « humainement » (humaniter protedatur) et qu’on n’emprisonnera plus les ambassadeurs, chargés d’affaires, agens et leur suite, « même en cas de rupture de paix.» C’était en effet ce qui arrivait bien souvent à Constantinople malgré maintes stipulations ; les malheureux drogmans surtout tombaient victimes de ces crises ; on les torturait ou on les étranglait au premier signal, et les représentans eux-mêmes subissaient parfois un sort pareil. Qu’il est épouvantable le récit que deux compagnons d’infortune[2] nous ont laissé de la mission du baron de Kreckwitz, ambassadeur d’Autriche en 1593 ! Enlevé de sa maison, dépouillé de tous ses papiers et chargé de chaînes, il fut traîné au camp du grand-vizir, puis à Belgrade, où il succomba à ses souffrances; des trente personnes qui composaient sa suite, les unes passèrent des années dans les prisons de la Tour noire, les autres sur les galères ou au bagne de l’arsenal. — La France ne fut pas plus épargnée que l’Autriche: il suffira de rappeler les célèbres démêlés du grand-vizir Kuprili avec MM. de La Haye père et fils. Kuprili, ayant intercepté des dépêches françaises, voulut forcer le jeune La Haye et le premier secrétaire de l’ambassade de lui en donner le chiffre; sur leur refus indigné, il les fit arrêter à Andrinople et jeter dans des cachots. Les gens du pacha battirent le fils de l’ambassadeur, lui brisèrent les dents, et le père fut lui-même bloqué dans son palais sur le Bosphore. Pour toute satisfaction, le roi très chrétien demanda quelques années après que le jeune M. de La Haye pût reprendre à Constantinople le poste de son père, mort dans l’intervalle, et être « traité suivant la coutume; » mais à la première audience chez le grand-vizir une scène violente eut lieu, l’ambassadeur fut frappé au visage par un tchaouch, et Kuprili demanda et obtint sa révocation définitive[3]. Et ceci se passait en 1673, sous le règne de Louis XIV! Et le roi-soleil supportait pareilles choses du chef des croyans, lui qui, à propos d’une misérable querelle de laquais, a bien su humilier un souverain pontife !

« Si vous saviez comme l’honneur des princes chrétiens est ici foulé aux pieds (trampled upon) ! » écrivait à son gouvernement en

  1. Traités de 1547, 1562, 1568, 1606 et 1610.
  2. Le baron de Wratislaw (Merkwürdige Gesandschaftsreise, etc.) et M. Seidel (Denk-würdige Gesandschafft, etc.)
  3. Chardin, Voyage en Perse, vol. I, passim.