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et à envier le sort des Grecs qui y étaient restés. » Les Vénitiens n’ont laissé d’autres traces de leur domination en Morée pendant vingt-huit ans que les ruines du Parthénon. Les mécréans barbares et iconoclastes avaient respecté le monument sublime de Périclès et de Phidias ; il ne croula que sous les boulets de Morosini, le compatriote de Titien et de Véronèse...

Un phénomène remarquable nous permet d’observer et de saisir sur le vif le grand changement opéré dans les esprits au lendemain de l’immense déception de 1571. La fin du XVIe siècle vit éclore une riche littérature orientale, une foule d’écrits qui se donnaient pour mission de renseigner le public sur les mœurs, coutumes et institutions des musulmans. Si parmi ces écrits, lus avec avidité et traduits en nombre de langues, quelques-uns étaient dus à des auteurs compétens et très versés dans la matière, comme Folieta et Busbeck[1], la plupart naturellement ne visaient qu’à satisfaire la curiosité et amuser les imaginations, mais presque tous se distinguaient par un ton que ne connurent pas et que n’eussent point admis les générations précédentes; presque tous exaltaient la puissance et la grandeur de l’infidèle. Le pédantisme même vint s’en mêler, et telle dissertation démontrait doctement comme quoi, a par des raisons naturelles, et contrairement à l’opinion d’Aristote, l’empire turc était durable et invincible[2]. » Le célèbre ouvrage du Génois Uberto Folieta fut écrit dès 1573 et dédié à Marc Antonio Colonna, le commandant de l’escadre papale à la bataille de Lépante; la dédicace, qui a l’air d’une épigramme, n’en est pas une cependant : elle est sérieuse comme tout le livre, un des plus profonds et des plus philosophiques de cette littérature. Quant aux Lettres de Busbeck, qui parurent de 1582 à 1589, elles firent une sensation immense et forment encore aujourd’hui une lecture des plus attachantes. On y trouve surtout une intelligence du génie de l’Orient et un sentiment du pittoresque rares à cette époque, et la discrète enveloppe d’un latin classique et sobre ajoute à la saveur originale du livre. Quel tableau par exemple que ce récit de l’audience à la cour du sultan à Amasie, quelle opposition finement ménagée de la pompe asiatique dans les costumes, les armes, les ornemens, et du silence profond, religieux de la foule de hauts dignitaires, d’aghas et de milliers de soldats bordant l’horizon!

  1. Uberti Folietæ, de Causis magnitudinis Turcarum imperii. — Aurelii Gislenii Busbequii, Legationis Turcicœ Epistolœ IV. — Ejusdem de Re militari contra Turcas instituenda consilium.
  2. Discorso sopra l’imperio del Turco, il quale, ancorche sia tirannico e violento, è per essere durabile contra l’opinione d’Aristotele et invincibile per ragioni naturali. — Zinkeisen, Gesch, d. Osman. Reiches, III, 399, note.