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padichah de se faire chrétien et de devenir le successeur légitime des Paléologues! « Si tu veux étendre ta domination parmi les chrétiens et couvrir ton nom de gloire, lui écrivait-il en 1463, tu n’as besoin pour cela ni d’argent, ni d’armes, ni de troupes, ni de flotte. Un rien peut faire de toi le plus grand, le plus puissant et le plus célèbre des mortels. Tu me demanderas ce que c’est? Ce n’est point difficile à trouver; il ne faut pas aller loin pour le chercher; c’est à la portée de tout le monde : un peu d’eau (aquœ pauxillum) avec laquelle tu te laisserais baptiser et qui te rendrait chrétien, serviteur de l’Évangile. Si tu fais cela, il n’y aura sur la terre prince qui puisse te surpasser en gloire ni t’égaler en puissance. Nous te nommerons empereur des Grecs et de l’Orient, et ce que tu as conquis par la force et que tu détiens maintenant par l’injustice, tu le posséderas alors de plein droit et en propriété légitime. Tous les chrétiens te révéreront et te choisiront pour arbitre dans leurs litiges ; tous les opprimés s’adresseront à toi comme à leur commun protecteur. » Ainsi parlait, dix ans après la chute de Constantinople, au descendant farouche de Togrulbeg, un successeur d’Urbain II, un chef suprême de l’église qui portait le grand nom d’Æneas Sylvius Piccolomini[1]. Les chefs laïques de la chrétienté se montrèrent bien moins exigeans encore; ils ne demandèrent ni la mort du pécheur, ni même sa conversion; ils ne demandèrent qu’un peu de sécurité pour le commerce du Levant! Ce n’est pas qu’on eût renoncé dès lors et d’emblée à toute entreprise commune contre l’infidèle, à tout espoir d’effacer un jour « le grand opprobre turc, » — la pensée de croisade devait hanter les esprits pendant bien longtemps encore, pendant tout le XVIe siècle, jusqu’à la bataille de Lépante ; — mais les besoins vulgaires de la vie, les intérêts matériels des états, exerçaient leur influence impérieuse et poussaient aux accommodemens. On fut amené ainsi, et peu à peu, à chercher les moyens de se rapprocher de l’Osmanli, de nouer des relations diplomatiques avec lui, de convenir d’un modus vivendi, — s’il est permis d’employer une expression de nos jours, — et il est on ne peut plus instructif d’observer l’Europe chrétienne dans cette évolution surprenante.

Les premiers à entrer dans cette voie rationnelle, les premiers à surmonter tout scrupule intempestif en pareille matière, furent, on le devine aisément, les Vénitiens, le grand peuple trafiquant qui depuis des siècles tenait le sceptre du commerce maritime tombé jadis des mains de Carthage. Lorsqu’un vaisseau parti de Négrepont apporta, le 29 juin 1453, la nouvelle de la prise de Constantinople,

  1. Pii II pontificis maximi ad illustrem Mahumetem, Turcarum imperatorem, epistola. Opp. ep. 396.