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honnêtes et bornés; avec ceux-là, M. de Bismarck ne peut s’entendre. Il a dit qu’il était revenu de ses sympathies socialistes le jour où M. Liebknecht avait fait dans le Reichstag l’éloge de la commune, « ce gouvernement d’assassins et d’incendiaires. » M. de Bismarck devrait être plus indulgent pour M. Liebknecht. N’avait-il pas plaidé le premier les circonstances atténuantes en faveur de l’insurrection de la commune, où il se flattait de découvrir un « noyau de raison? » Nous croirions plutôt que la démocratie sociale lui est devenue odieuse le jour où les disciples cosmopolites de M. Marx ont pris le dessus sur les patriotes lassalliens, le jour où les socialistes allemands ont commencé à prêcher la fraternité des peuples, à protester contre l’impôt du sang, contre les charges militaires qui ruinaient les industries et le commerce de l’Allemagne. Leur éloquence un peu grossière, mais persuasive, a trouvé de l’écho dans la nation, et tout serait perdu si elle en trouvait dans les casernes. M. de Bismarck ne s’émeut pas aisément, il ne tremble pas pour la famille et la propriété, il n’a garde de croire que les utopies communistes mettent la paix publique en péril. La loi d’exception qu’il vient de présenter au parlement est destinée avant tout à préserver les casernes d’une propagande pernicieuse et à mettre le budget militaire hors de toute atteinte.

Les avances que les gouvernemens trop habiles peuvent faire, le cas échéant, à la démocratie sociale sont moins utiles à ses progrès que certains exemples qu’ils lui donnent. Dans les considérans dont il a accompagné son projet de loi contre les socialistes, le gouvernement impérial accuse les disciples de M. Marx de saper les croyances salutaires qui maintiennent les peuples dans le droit chemin, de leur enseigner le culte de la force et de la violence, le mépris du droit et de la justice. — « Soyons sincères, a dit dans la discussion du 17 septembre l’un des chefs du parti progressiste, M. le docteur Hänel, et reconnaissons que nous avons tous péché. Nous reprochons à la démocratie sociale de tenir école de matérialisme. Ne pourrait-elle pas nous renvoyer la balle? Cette politique réaliste que nous avons fait gloire de pratiquer repose-t-elle sur d’autres principes que la force et l’intérêt? » C’est un instrument merveilleux que la politique réaliste pour arriver à la gloire et changer la carte de l’Europe; mais elle donne aux peuples de fâcheuses leçons; après avoir admiré les résultats, ils sont tentés d’imiter les moyens et de les appliquer à leurs petites affaires particulières. Quand le prince royal qui devait s’appeler un jour le grand Frédéric écrivit un traité pour réfuter Machiavel, Voltaire disait : « Il crache dans le plat pour en dégoûter les autres. » Mais le monde n’est pas si prompt à se dégoûter, et lorsqu’il découvre que le mépris des scrupules rend les entreprises plus faciles, il fait bon marché des siens, si tant est qu’il lui en reste. Veut-on savoir quels effets produit à la longue sur les peuples la politique