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ne tendent à rien moins qu’à détruire la solidarité entre les membres d’un même gouvernement et à leur permettre de dégager leur responsabilité personnelle. Je ne crois pas que de nos jours an puisse sans danger présider à la direction de notre politique extérieure sans se tenir soigneusement au courant des questions qui intéressent l’armée. Nos ministres devraient pouvoir au moyen d’un dynamomètre, si je puis m’exprimer ainsi, régler leur langage d’après la mesure exacte de nos forces et de celle des autres pays. M. de Bismarck avait si bien compris la corrélation entre l’action diplomatique et l’action militaire que dès son entrée au pouvoir il s’était mis en communauté d’idées incessante avec le grand état-major et le cabinet militaire du roi. Il savait que, pour faire de la grande politique, il fallait avant tout une grande armée, et il entendait n’engager la lutte qu’à bon escient, après s’être initié aux conceptions stratégiques du général de Moltke et s’être convaincu, par l’étude approfondie qu’il avait faite de l’organisation de ses adversaires, que tous les avantages seraient de son côté. Notre situation ne lui était pas inconnue, et s’il exprimait au général Govone la crainte d’être pris à revers par une armée française de 300,000 hommes, c’est qu’il aimait mieux s’exagérer les conséquences de notre intervention éventuelle que de s’exposer à des surprises en dépréciant notre puissance d’action.

L’attaché militaire à Paris, le colonel de Loë, bien qu’il se rendît compte de nos imperfections, n’avait qu’un sentiment assez vague de notre faiblesse. Il se trouvait cependant dans des conditions exceptionnelles pour être admirablement renseigné. Il était bien vu en cour, apparenté avec nos premières familles et lié d’amitié avec plusieurs de nos généraux. Mais il partageait dans une certaine mesure les illusions dans lesquelles on se complaisait autour de lui. Personne ne s’était donné la peine d’inspecter nos arsenaux, de compter nos effectifs, on se disait prêt, et cette confiance était partagée du bas de l’échelle jusque dans les bureaux du ministère de la guerre. Il y a des assertions qui à force d’être répétées deviennent des axiomes.

Quant à la guerre scientifique, à la stratégie des chemins de fer, aux télégraphes de campagne, au service des étapes, aux études topographiques, à l’impression des cartes, personne n’y songeait. On vivait sur les traditions du premier empire, sur les chances heureuses de la campagne d’Italie et sur le souvenir des expéditions d’Afrique. En vain ceux qui revenaient d’Allemagne pleins d’appréhensions patriotiques appelaient-ils l’attention de nos états-majors sur les études et les préparatifs fiévreux de l’armée prussienne ; on leur répondait avec dédain que la guerre ne se faisait pas théoriquement comme on se l’imaginait à Berlin, que toutes ces savantes