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permis de prendre à la lettre les justifications rétrospectives de M. le maréchal Randon et de croire que ses états de situation étaient conformes à la réalité ? Je n’ai pas voulu m’en tenir aux réfutations de M. de Lachapelle, qui, sous l’inspiration de l’empereur, dans un livre annoté de sa main, a démontré tout ce qu’il y avait d’illusoire dans les calculs du ministre de la guerre. J’ai pensé qu’aucun point de l’histoire ne méritait une enquête plus sérieuse. J’ai questionné grand nombre d’officiers supérieurs pour arriver à la constatation exacte de nos forces à ce moment décisif pour le maintien de notre prépondérance en Europe, et ils ont tous reconnu avec des nuances peu accentuées que notre armée en 1866 se trouvait dans un profond désarroi. Que devait-elle être en effet, puisqu’en 1870, malgré les efforts énergiques du maréchal Niel et les centaines de millions dépensés pour notre reconstitution militaire, nous n’avons pu, défalcation faite des non-valeurs, mettre en ligne qu’un effectif réel de 264, 000 combattans au lieu de 400,000 promis dans le funeste rapport que le maréchal Lebœuf adressait à l’empereur le 6 juillet ? Que devaient être nos arsenaux, qu’on disait regorger de matériel et de munitions ?

Je puis invoquer à cet égard des souvenirs personnels. Je me rappelle le triste tableau que me faisait en 1867 M. le général Ducrot lors de l’affaire du Luxembourg. Il me disait en être réduit à fermer les portes de la citadelle de Strasbourg, sous prétexte de réparations aux ponts-levis, mais en réalité pour se mettre à l’abri d’un coup de main de la part des Allemands. La guerre était imminente, et il n’y avait pas un seul canon sur les remparts, toutes les batteries étaient démontées, les pièces et les affûts étaient entassés pêle-mêle à l’arsenal ; il aurait fallu plusieurs mois pour mettre la place en état de défense.

La justification du maréchal Randon ne saurait donc avoir qu’une valeur contestable, quand on voit par l’exemple que je viens de citer que l’administration de la guerre, sans se préoccuper de nos rapports si tendus avec le cabinet de Berlin, ni de la transformation militaire qui s’opérait en Allemagne avec une célérité menaçante, laissait nos frontières de l’est dans la plus déplorable condition. Je sais que les ministres de la guerre se retranchent volontiers derrière leur spécialité et allèguent que, n’étant pas juges de nos relations internationales, leur devoir se borne à exécuter les mesures que le gouvernement croit utiles dans l’intérêt de sa politique ; mais un ministre des affaires étrangères, pour justifier la témérité de ses combinaisons politiques, pourrait au même titre se retrancher derrière son ignorance des choses de la guerre et prétendre qu’il n’a pas à se soucier de l’état des forces qui devront se trouver en présence sur les champs de bataille. Ce sont des argumens spécieux qui