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ces grands souvenirs sur cette plage muette. Tout y est si changé, tout y paraît si calme, si mort, qu’on a peine à se figurer l’époque où elle était animée par le mouvement de la vie et l’activité des affaires. Et pourtant cette solitude contenait une des villes les plus bruyantes du monde; des campagnes fertiles occupaient la place de ce désert. A l’endroit où l’on n’aperçoit plus que des sables arides, il y avait de beaux ombrages et des jardins qui produisaient des fruits délicieux. — On raconte que l’empereur Albin, qui passait pour un fin gourmet, faisait grand cas de melons d’Ostie. — Pline le Jeune a célébré la beauté de ce rivage où se pressaient des maisons de plaisance grandes comme des villes, riches comme des palais : c’est à peine aujourd’hui si l’on y trouve de loin en loin quelque misérable cabane. Il n’y a pas de nos jours un Romain qui consentît à séjourner une heure sur ces bords empestés après le coucher du soleil. Nous venons de voir dans l’Octavius qu’au second siècle on y venait de Rome chercher le repos et la santé. L’isola sacra, où paissent à peine quelques troupeaux de buffles, était un des plus beaux lieux du monde, si plein de verdure et de fleurs qu’on le regardait comme un des séjours préférés de Vénus. J’ai souvent entendu dire à Rome que cette antique prospérité pouvait revenir, qu’en cultivant mieux le pays on l’assainirait, qu’il serait aisé d’en chasser la fièvre, si l’on donnait un écoulement aux eaux qui croupissent, et qu’on arriverait à reconquérir ainsi tout un grand territoire inutile. Il me semble que cette ambition est de nature à tenter l’Italie. Les Italiens ont cette heureuse fortune, après tant d’autres, que pour s’étendre ils n’ont pas besoin d’attaquer leurs voisins et qu’ils peuvent faire des conquêtes sans sortir de chez eux. Ils ont bien raison de prétendre qu’ils n’ont pas encore racheté tout l’héritage paternel ; mais cette partie d’eux-mêmes dont ils n’ont pas repris possession, cette Italia irredenta qui les occupe et les passionne, elle est chez eux, dans leur pays, à leurs portes. Auprès de leurs grandes villes, si vivantes et si belles, ils trouveront, s’ils le veulent, des villes mortes à ranimer ; au lieu d’entretenir cet état militaire qui les épuise et d’avoir toujours l’oreille tendue vers les moindres bruits des discordes extérieures pour en profiter, ils peuvent s’occuper à repeupler leurs déserts, à cultiver leurs terres stériles, à rendre enfin à l’Italie tous ces riches territoires que la négligence ou la barbarie des siècles précédens lui a fait perdre. — C’est une entreprise qui ne leur fera pas courir de hasards et à laquelle le monde applaudira.


GASTON BOISSIER.